L’une des figures principales du courant anticolonialiste, Frantz Fanon, rejoint les rangs du Front de libération nationale (FLN) au début de la Guerre d’Algérie, en 1954, alors qu’il écrit pour le journal algérien El Moudjahid. Il en tire des leçons dans son fameux livre Les Damnés de la Terre, où il dresse un tableau de la violence issue des rapports colons-colonisés résultant de la colonisation. Même s’il est complexe à cerner de par ses nombreuses implications, le concept de « violence » joue en effet un rôle central dans la philosophie de Fanon. Il s’agira donc d’analyser ce concept pour comprendre que cette violence, au-delà de son caractère inévitable, n’est pas critiquable en tant qu’outil de libération à la lumière du contexte de l’époque.
Une description exhaustive de la violence
La violence dans Les Damnés de la Terre est particulièrement intéressante de par la place ambiguë qu’elle occupe : il semblerait qu’elle joue un rôle à part entière dans la colonisation, et, par conséquent, évolue au rythme des événements de la décolonisation de façon linéaire. Cette violence, Fanon la décompose en plusieurs niveaux. Le niveau rudimentaire et initial est celui de la violence individuelle et physique. Celle-ci naît naturellement des interdictions créées par les pratiques coloniales : l’individu est « immobile », contraint malgré lui dans sa position de colonisé, et les tensions s’accumulent de plus en plus au niveau de ses muscles. De surcroît, elle peut parfois conduire à des agissements criminels que Fanon critique, bien qu’il excuse ceux qui les commettent en soulignant le caractère incontrôlable de cette violence. Elle marque aussi un point de départ : à partir de cas individuels, un besoin pressant d’agir pour sortir de cette condition léthargique se répand dans le groupe entier « colonisé », à la manière d’un virus.
Nous arrivons ainsi au deuxième niveau de la violence tel que décrit par Fanon : la violence collective et psychique. Lorsque les colonisés comprennent que tous partagent ce besoin physique qu’ils pensaient unique, ils cessent de se faire mutuellement cible de cette violence. Ce germe, qualifié d’intoxication par l’auteur, souligne le caractère à la fois ambigu et paradoxal de la violence puisque l’on comprend que ce virus est bénéfique à long terme. En effet, il sert de choc initial qui permettra au colonisé de sortir des barrières initialement créées par la colonisation et lui fera comprendre que sa valeur en tant qu’être humain est égale à celle du colon. Ressenti par l’ensemble des colonisés, ce sentiment d’humanité servira de point d’ancrage dans la lutte pour la décolonisation. Néanmoins, même si ce désir initial d’extérioriser la violence naît, il faut l’utiliser correctement pour arriver à la fin recherchée, soit, dans le cas présent, la décolonisation, la libération du peuple opprimé. La violence est donc un outil à manier avec précision, non seulement pour ne pas la laisser se disperser en de futiles activités criminelles, mais aussi pour la diriger correctement contre le système colonial.
« La violence joue un rôle à part entière dans la colonisation, et, par conséquent, évolue au rythme des événements de la décolonisation de façon linéaire »
Il est aussi clair, en lisant Fanon, que la violence est du ressort de l’inné, de l’intuitif. Une fois ce virus répandu et le passage entre l’individuel et le collectif effectué, la violence permet au colonisé de sortir de l’état d’immobilité imposé par le colon. Ainsi, seule la violence peut permettre au colonisé de retrouver son mouvement. De plus, étant attendue par l’ensemble de la masse colonisée, la violence offre un point de rassemblement et favorise sa cohésion. Cette même cohésion introduit l’aspect créateur de la violence. À l’instar de Fanon, qui cite l’œuvre de Césaire et souligne une violence « créatrice » et « plantureuse », l’on comprend que celle-ci est finalement vitale : elle permettra au colonisé de sortir du mensonge constant que représentent les fondations du système colonial, en plus de lui faire comprendre la valeur réelle que recèle son humanité. Le processus est en deux temps : par-delà le niveau individuel, la violence permettra à la nation de se libérer du joug du colon oppresseur. En partant d’une violence musculaire incontrôlable, l’on arrive finalement à une entité qui permet le renouveau de l’individu et de la nation à travers l’avènement d’une nouvelle vie. Le tableau de la violence brossé par Fanon semble donc très positif. Mais sommes-nous réellement face à une apologie de la violence, ou est-ce simplement une analyse objective dérivant de l’impasse que constitue le système colonial ?
Colon et colonisé, deux antagonistes
Il est impératif de tenir compte du monde et du système dans lesquels se développe cette violence, affirme Fanon. Le mot clef, selon l’auteur, serait « manichéen ». Les mondes du colonisé et du colon sont complètement hermétiques ; ils évoluent dans des continuums distincts. La brèche dans ce système s’ouvre au moment de la décolonisation ; comme le souligne le philosophe, le colonisé ne se contente pas de renaître mais change radicalement d’espèce : à ses yeux, il devient humain, ce qui n’était pas le cas avant. La décolonisation est ainsi la clef pour réconcilier ces deux mondes. Cette réunion, selon Fanon, doit se faire par le moyen de cette violence, puisque celle-ci représente l’élément précurseur du mouvement. Mais en quoi la violence est-elle nécessaire ici ? La réponse à cette question peut se trouver dans les relations colonisés-colons. Comme leurs mondes sont séparés, il n’y a pas d’interactions réelles entre leurs membres, mais simplement le rappel de leurs présences respectives. Or, ces interactions sont caractérisées par la violence et l’oppression quotidienne des colonisés. Cela explique pourquoi, dans le quotidien du colonisé, l’incarnation physique du colon est le gendarme. De plus, son incarnation abstraite prend la forme de la religion, qui elle aussi enchaîne les colonisés mentalement, et n’est selon Fanon qu’un outil des colons pour tranquilliser les masses – idée qui nous renvoie d’ailleurs aux écrits de Marx, selon qui la religion est « l’opium des masses ».
Ces interactions poussent le colonisé à se percevoir uniquement de la façon voulue par le colon, et contribue donc à sa déshumanisation. En se trouvant à la fondation des rapports colons-colonisés, seule la violence permet un lien entre leurs mondes distincts : à la supériorité numérique de la masse des colonisés, les colons opposent la force pour rééquilibrer les rapports. Ce faisant, la force ou, à tout le moins, la menace de son utilisation s’intègre à l’environnement des colonisés et, par conséquence logique, la violence sera à la source des interactions à venir au moment de la décolonisation. Cela suit l’ordre cohérent des choses : les entreprises coloniales n’ont pu naître que par l’annexion violente de territoires. C’est aussi pourquoi le héros des colonisés est le bandit qui ose agresser le colon. Rappelons que l’expression de cette violence réside précisément dans ce point crucial que l’univers du colon et celui du colonisé sont antagonistes. C’est aussi pourquoi leurs rapports ne sont pas interactifs : si l’un des mondes affecte le second, cela doit nécessairement se faire de manière autoritaire et unilatérale. Selon Fanon, l’observation de la violence comme seule façon de procéder relève de l’éducation et il attribue aux colons la responsabilité de l’avoir introduite dans leurs rapports avec les colonisés : « Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force décide de s’exprimer par la force. »
« La violence permettra au colonisé de sortir du mensonge constant que représentent les fondations du système colonial, en plus de lui faire comprendre la valeur réelle que recèle son humanité »
L’impasse des critiques de la violence
En essayant de définir l’origine de cette violence, on arrive finalement à son aspect inéluctable. Dans son passé (lors des premières vagues de colonisation), son présent (à travers les interactions avec les colons) ou bien son futur (avec la reconstruction d’un monde après une décolonisation brutale), la violence persiste à tous les niveaux de la vie du colonisé. Cet aspect inévitable et accablant est la première et la plus visible des raisons rendant impropre à la critique l’utilisation de la violence par les colonisés. Comme on l’a vu, cette division manichéenne des mondes colon et colonisé a pour conséquence de dresser des barrières insurmontables qui ne peuvent faire autrement que mener à des mesures radicales. Le colonisé n’a pas d’autre option que de se libérer de ses chaînes par la violence. Poser un jugement de valeur sur le recours à des moyens violents revient donc à rester dans un domaine de réflexion délimité par des critères propres aux colons. Si les pratiques de ces derniers ont pour vocation l’exploitation du colonisé et de ses ressources en le déshumanisant, comment critiquer les actions du colonisé comme si elles relevaient du même niveau que les siennes ? Autrement dit, si le colon voit le colonisé comme un animal non-humain, il n’est pas recevable qu’il attende de lui un comportement civilisé. Pour rester dans l’analogie animale, le recours à la violence lorsqu’un animal se sent en danger dans la nature n’a rien d’irréaliste. Pourquoi s’en étonner lorsque le colonisé, qui se sent opprimé et encagé, a une réaction similaire, sachant de surcroît que ce sont les colons qui l’ont rabaissé au rang de sous-humain ? Lors du combat qu’est la décolonisation, l’on ne peut pas s’attendre à ce que les valeurs du colon prévalent, surtout après avoir constaté que le manichéisme dont il est question crée une dualité d’univers imperméables. Ainsi, il n’est pas recevable que le colon critique le recours à la violence du colonisé.
Revenons d’ailleurs au point de départ : cette violence individuelle et musculaire qui pousse le colonisé dans une impasse. Comme l’évoque Fanon à travers l’exemple des rites vaudou et des danses tribales, il semblerait même que les colonisés aient tenté de s’affranchir de cette tension sans cibler les colons. Malgré ce besoin urgent de catharsis, les colonisés font au final davantage preuve d’humanité que les colons en tentant de les épargner dans leur courroux. Même si, d’une manière intellectuelle fallacieuse, nous cherchions à critiquer cette violence en plaçant (quand cela nous arrange) les colonisés au même niveau que les colons, il faut prendre du recul et constater que le tout se rejoint pour contribuer au développement de cette brutalité qui explosera au moment de la décolonisation. Il faut donc accepter le caractère inévitable de cette violence et ses implications. Cela demande à supprimer tout jugement de valeur et à considérer de facto que la violence est présente par la nature même du contexte de l’époque. À ce moment, le fait que Fanon puisse être critiqué quant à l’aspect élogieux de sa description de la violence n’est plus de mise. Étant présente dans la nature par la force des choses, la violence n’a pas de valeur intrinsèquement « bonne » ou « mauvaise », et la décrire positivement n’est donc pas préjudiciable.
Accepter cet aspect fatidique de la violence invite aussi à reconnaître le tort des actions commises envers le colonisé, en soulignant la mesure dans laquelle il a dû être terrible pour celui-ci de ne pouvoir se tourner que vers la violence comme dernier recours face à l’impasse de sa situation. Cela permet aussi de comprendre l’envergure des crimes commis à son égard dans leur ensemble. Toutefois, le fait de reconnaître la violence comme un élément nécessaire à la décolonisation n’est pas suffisant pour rendre compte de l’atrocité de la situation. Des réparations conséquentes sont attendues pour aider le développement des jeunes nations postcoloniales. Ce faisant, les colons feraient enfin ce qui est juste et contribueraient à construire ce que Fanon définit comme le « triomphe de l’homme ».