En juin 2015, Pierre Paradis, alors ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, proposait à l’Assemblée nationale la Loi visant l’amélioration de la situation juridique de l’animal. Sanctionnée en décembre de la même année, cette loi est principalement connue pour son premier article, qui modifie le Code civil du Québec afin d’y inclure une toute nouvelle disposition au début du livre IV, consacré au droit des biens : l’article 898.1, qui redéfinit le statut juridique des animaux au Québec. Paradoxalement, on peut y lire que « les animaux ne sont pas des biens. Ils sont doués de sensibilité et ils ont des impératifs biologiques. Outre les dispositions des lois particulières qui les protègent, les dispositions du présent code et de toute autre loi relative aux biens leur sont néanmoins applicables ». Que faut-il donc comprendre d’un article qui exclut les animaux de la catégorie juridique des biens, mais qui, du même coup, précise que le droit des biens leur est applicable ?
Un statut juridique ambigu pour les animaux
Pour comprendre la particularité de cet article, il est primordial de saisir les subtilités historiques du droit civil. Ce dernier a hérité de la structure du droit romain, qui appréhende le monde à travers le prisme de trois catégories juridiques distinctes : les personnes, les choses et les obligations. Laissons de côté la dernière pour les fins de la présente discussion.
Le droit civil s’inscrit dans une logique binaire de catégories juridiques opposables entre elles. « Personnes » et « choses » sont donc fondamentalement distinctes et mutuellement exclusives. Une personne ne peut être une chose et vice versa. La personnalité juridique est l’exclusivité des êtres humains et, à certains égards, des corporations, qu’on appelle aussi des « personnes morales ». C’est donc dire que tous les autres éléments composant notre monde se retrouvent dans la catégorie résiduelle des choses ; catégorie dans laquelle on retrouve les biens.
« À quoi sert-il donc de déclarer explicitement que les animaux ne sont pas des biens et qu’ils sont doués de sensibilité, sans pour autant leur accorder certains droits de la personnalité ? »
Or, l’article 898.1 du Code civil exclut spécifiquement les animaux de la catégorie des biens, ce qui aurait logiquement pour effet de les faire basculer dans la catégorie des personnes. Pourtant, ce n’est pas le cas puisque, comme nous l’avons vu, le droit des biens leur demeure applicable.
À quoi sert-il donc de déclarer explicitement que les animaux ne sont pas des biens et qu’ils sont doués de sensibilité, sans pour autant leur accorder certains droits de la personnalité, comme le droit à l’intégrité corporelle et le droit à la vie ? Le législateur québécois a‑t-il fait éclater les catégories historiques du droit civil pour créer un hybride entre personne et chose ? Autrement dit : les animaux possèdent-ils de nouveaux droits depuis 2015 ?
De nouveaux droits, mais pas pour les animaux
Malheureusement, non. Dans les faits, l’introduction de l’article 898.1 au Code civil du Québec n’a rien changé, du moins pour les animaux. Toutefois, pour leurs propriétaires, la situation est différente. La manifestation la plus probante des effets de cet article dans le droit positif québécois, ou droit applicable, s’observe en responsabilité civile. Dans les cas où un animal subit un préjudice du fait d’autrui, les tribunaux prennent aujourd’hui en compte sa sensibilité. Autrement dit, si un individu blesse un animal, le·a propriétaire de ce dernier peut invoquer l’argument de la sensibilité animale afin d’obtenir une plus grande réparation financière de la part de la personne en faute.
« Le don de sensibilité implique la possibilité de souffrir, et la souffrance mérite compensation »
Aussi, du fait de la reconnaissance de la sensibilité de l’animal découle la conclusion selon laquelle un·e propriétaire peut entretenir un lien affectif – également reconnu par le droit – avec son animal. En invoquant l’argument de la perte de lien affectif, il sera donc plus aisé pour le·a propriétaire d’obtenir une indemnisation plus importante que le simple coût de l’animal si celui-ci venait à être blessé, voire tué par une tierce partie fautive.
Ces considérations juridiques ne sont toutefois pas susceptibles d’améliorer le sort des animaux eux-mêmes. Reconnaître que l’animal est doué de sensibilité ne semble rien changer au droit positif, hormis le fait que les propriétaires d’animaux peuvent maintenant obtenir de plus grands dommages-intérêts pour pertes non pécuniaires liées à des souffrances subies par leur animal.
Un outil juridique pour faire avancer les droits des animaux ?
Le droit civil, même s’il est codifié, demeure malléable. L’article 898.1 du Code civil est relativement jeune et est appelé à être davantage interprété par les tribunaux. La jurisprudence est une source non négligeable de l’évolution du droit et vient souvent préciser ou étendre la portée d’un article de loi qui peut paraître de prime abord ambigu ou peu utile. À l’heure actuelle, moins de 80 décisions québécoises citent l’article 898.1, mais le temps fera sans doute évoluer sa portée et viendra préciser les implications légales de la déclaration de principe qu’il porte en son sein.
L’article pourrait, par exemple, être mobilisé afin d’imposer une obligation pour les propriétaires d’animaux d’élevage d’assurer un certain standard de bien-être qui saurait correspondre à la sensibilité et aux impératifs biologiques maintenant juridiquement reconnus de leur bétail. Rien ne garantit que cet argument serait accepté par les tribunaux, mais le droit fait parfois bien les choses et crée des outils qui ne demandent qu’à être utilisés afin de se rapprocher un peu plus de l’idéal de justice auquel il aspire.