Qu’entend-on par genre ? Pour l’expliquer, prenons un exemple d’actualité : pourquoi Monsieur Patate est-il un « homme » et Madame Patate une « femme » ? Quiconque est familier avec ces jouets sait très bien que toutes les patates sont pareilles. En l’absence de différences anatomiques, en quoi s’explique la distinction si apparente entre les deux ? En l’espèce, ce sont les pièces que l’on vient apposer aux patates qui font d’elles un « monsieur » ou une « madame ». Autrement dit, on reconnaît une patate madame par son rouge à lèvres, son collier de perles et son sac à main ; une patate monsieur par sa moustache et son chapeau melon. On comprend donc que le genre se dégage entre autres des attributs physiques socialement associés aux hommes et aux femmes. Toutefois, ces stéréotypes différenciés ne sont pas statiques ou déterminés par la nature, puisqu’ils peuvent varier (en qualités et même en nombre) dans le temps et d’une société à l’autre. Par exemple, dans certaines cultures autochtones, on en reconnaît au moins quatre.
Chez les humains, on assigne un genre à la naissance des enfants en constatant leur sexe, qui relève de l’anatomie. On tranche dès qu’il est possible de reconnaître des ovaires de testicules, une vulve d’un pénis. C’est une fillette ou c’est un garçon. Autre chose ? On vous mutile le sexe pour le conformer à la binarité, pour vous donner l’un ou l’autre genre (tel que pour les personnes intersexes). Dans tous les cas, les enfants sont élevés de manière à se développer en conformité avec ce rôle qui leur est assigné. Cette compréhension du genre comme étant un rôle consistant à reproduire de manière redondante des comportements et des apparences normées est notamment associée à l’œuvre de Judith Butler, où l’on parle de performativité. Le genre assigné à la naissance est donc une catégorisation sociale imposée en fonction du sexe, qui, lui, est une distinction au niveau de l’anatomie. Pour en revenir à la question initiale, on peut observer des différences anatomiques sexuelles entre les spécimens de la grande majorité des espèces vertébrées. Toutefois, il n’est pas là question d’assigner un genre à la naissance du petit chiot comme cela se fait chez l’humain, pas plus que ses compagnons canins ne lui en assignent un.
« Le genre assigné à la naissance est donc une catégorisation sociale imposée en fonction du sexe, qui, lui, est une distinction au niveau de l’anatomie »
Bien qu’il existe des différences comportementales entre les mâles et les femelles chez cette espèce et chez d’autres, on ne peut parler de genre puisque ces différences relèvent de leurs instincts de survie et de reproduction, et non des comportements socialement renforcés et inculqués par conditionnement opérant comme c’est le cas chez l’humain. Évidemment, les espèces animales ont leurs modèles sociaux à elles, on ne peut pas y voir un calque de ceux des humains. Contrairement aux humains, la femelle chienne ne reçoit pas de commentaires désobligeants si elle se montre assertive et ne sourit pas beaucoup. Son compagnon mâle, lui, ne se fait pas traiter de « fif » parce qu’il aime s’habiller de rose et porter du vernis à ongles ni ne s’applique à multiplier les conquêtes pour recevoir l’adulation des autres chiens du quartier.
Le chien mâle, sous l’imputes d’engendrer une descendance, est peut-être plus susceptible que la femelle de « zigner » la jambe de vos invités s’il est très hormonal et que les partenaires de tango lui manquent. Nonobstant, ce geste ne s’inscrit pas du tout dans une volonté de la part du chien d’affirmer son identité masculine. Dans ce cas comme dans bien d’autres, la différence entre les comportements des spécimens de sexes différents d’une même espèce animale relève de leur biologie et des instincts qui ont permis à leur espèce de s’adapter et survivre à leur environnement. Ce n’est pas le cas chez l’humain, chez qui l’élaboration de l’identité relève de bien plus que la simple survie. Conséquemment, il n’a pas lieu d’y voir là un axiome voulant qu’il soit naturel qu’une personne se conforme à des exigences strictement déterminées par son anatomie.
Effectivement, on ne peut percevoir que par apophénie des comportements dits typiquement masculins ou typiquement féminins chez un chien ou tout autre animal. C’est-à-dire que, quand les humains donnent un genre aux animaux, cela consiste en fait à les anthropomorphiser, à les personnifier. Cela peut se manifester sous la forme d’accoutrements qu’on leur fait revêtir ou bien dans la manière dont on parle d’eux. C’est en partie ce qui rend ces boules de poils aussi attachantes.
« Quand les humains donnent un genre aux animaux, cela consiste en fait à les anthropomorphiser, à les personnifier »
Les animaux domestiqués par l’humain ont développé l’avantage évolutif de feindre ce que l’on perçoit comme de l’empathie dans le but qu’on les nourrisse et qu’on veille sur eux. Ils auraient donc une forme d’intelligence émotionnelle supérieure à celle d’autres espèces. Dire que son chien est un gros gars, une bonne fille, bien qu’attendrissant et réconfortant, reste des appellations fictives. Certes, il peut réagir aux intonations de la voix, en tirer de la satisfaction et renforcer certains comportements, mais un battement de queue ne doit pas être interprété comme une réponse d’approbation au fait d’être appelé une grosse toutoune plutôt qu’un gros toutou. Parler à son chien comme à un ami qui nous comprend, c’est une forme de psychodrame, une fiction qu’on joue plus ou moins consciemment pour se faire du bien ; ça donne compagnie quand on se sent seul. En plus, votre chien ne vous dira jamais quoi que ce soit pour vous froisser. Gentil pitou. Doux le toutou.
Pour finir, désigner son canin adoré par une appellation genrée ne lui cause aucun tort. Les rapports sociaux d’un chien avec ses pairs ne s’inscrivent pas dans le cadre de structures et normes sociales aussi complexes que chez les humains, telles le patriarcat et l’hétérosexisme, encore moins le genre. Il est donc impossible pour lui de se proclamer d’une identité plutôt qu’une autre. Le genre que vous employez pour désigner un camarade canidé ne peut contredire comment il se définit ou lui être une possible cause de détresse ; cela le laisse donc complètement indifférent, bien au contraire d’un être humain. C’est le grand dam des humains d’avoir les mots pour se différencier les uns des autres, n’en encombrons pas les animaux.