L’exposition Riopelle : À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones, présentée au Musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM), renouvelle la manière dont on analyse l’œuvre de Jean-Paul Riopelle. L’angle d’approche de l’exposition se concentre sur l’intérêt porté par l’artiste envers certaines cultures autochtones et les liens qui existent entre ces cultures et son œuvre, ce qui inscrit l’exposition en marge des habituelles analyses formelles de l’œuvre de Riopelle, qui l’associent plus souvent au contexte du Refus global de 1948 et à son apport au concept et à la pratique de l’abstraction. Cet aspect novateur dans l’angle d’approche de l’exposition reflète une ignorance collective flagrante de la part des allochtones à propos de l’histoire et des cultures autochtones. Si l’exposition concerne dans son essence l’œuvre de Riopelle, elle se veut interculturelle ; elle accorde une grande importance à de nombreux artefacts et œuvres historiques et contemporaines provenant notamment des nations yupik, kwakwaka’wakw, tlingit et inuit, que l’artiste a brièvement côtoyées dans les années 1970. Le public fait son entrée dans l’exposition et est amené à consulter deux lignes du temps, l’une concernant la vie de Riopelle et la seconde, retraçant les moments clés de l’histoire coloniale suivant l’arrivée des Européen·ne·s, notamment en ce qui concerne la Loi sur les Indiens ainsi que les diverses interdictions et mesures discriminatoires et racistes contre les peuples autochtones qui en ont découlé. Néanmoins, le regard porté sur les œuvres et le contexte se veut objectif – c’est là, dira-t-on, la mission d’un musée.
Jean-Paul Riopelle et les cultures autochtones
Né en 1923 et décédé en 2002, Riopelle est l’une des figures les plus importantes de l’art visuel du 20e siècle au Québec et au Canada, notamment pour son apport au concept de l’abstraction et au sein du mouvement des automatistes. C’est là le groupe à l’origine du manifeste Refus global mené par l’artiste Paul-Émile Borduas. Riopelle passe cependant une grande partie de sa vie en France, où il fait la connaissance du collectionneur d’art Georges Duthuit et des surréalistes, notamment André Breton, au contact desquels il développe un intérêt marqué pour les arts des cultures autochtones, puisque ces derniers en possèdent d’imposantes collections. C’est donc, paradoxalement, en grande partie en dehors des communautés autochtones qu’il découvre leur potentiel créateur. Il fait également de nombreux voyages de chasse et de pêche dans les années 1970 dans le nord du Québec et du Canada, lors desquels il passera véritablement du temps dans des communautés. Ces voyages l’ont notamment inspiré pour les séries d’œuvres Jeux de ficelles, Rois de Thulé et Icebergs, que l’on peut toutes voir au sein de l’exposition. L’on y retrouve également nombre de toiles dont les titres reprennent la toponymie autochtone. Notamment, la toile Point de rencontre – Quintette, seule commande réalisée par Riopelle, installée au tout début de l’exposition, renvoie à Toronto, mot wendat signifiant presque littéralement « point de rencontre ».
L’usage de la toponymie donne également à voir l’importance du territoire dans les œuvres de Riopelle et dans ce qu’elles ont emprunté aux cultures autochtones qu’il a côtoyées. Comment saisir un rapport à la nature vivante, demande Guy Sioui Durand, sociologue de l’art et commissaire indépendant, si ce n’est pas par l’abstraction ? Les œuvres de Riopelle ne se contentent pas de l’imitation d’un modèle, elles explorent plutôt un rapport autre à l’image, qui s’éloigne de la picturalité et qui se rapproche de l’essentiel. Cependant, les rencontres de l’artiste avec les Premières Nations du Nord et les Inuit n’auront pas été si nombreuses et son intérêt pour ces derniers aura été marqué par le contexte socio-culturel et les dynamiques de pouvoir existant entre autochtones et allochtones. Riopelle a plutôt puisé la majeure partie de son inspiration auprès des collections des surréalistes.
Dans une série de vidéos réalisée pour l’exposition et disponible sur le site Internet du MBAM, Guy Sioui Durand attire l’attention sur les objets et artefacts autochtones placés derrière des écrans de verre – c’est là une pratique courante de protéger ainsi les objets dans les musées occidentaux. La présence de masques de cérémonie met notamment en lumière le fait que ces objets sont en dehors du lieu et loin des personnes qui ont permis de leur donner une raison d’être, de les rendre vivants. Derrière le verre, nous dit Sioui Durand, ces objets sont comme morts ; ce sont des objets sans leurs esprits. La vision occidentale de la muséologie demande à conserver les artefacts à l’abri, à les protéger des aléas du temps, à les rendre accessibles à une consultation soumise à un encadrement strict. Ce sont là des conventions qui sont rarement compatibles avec les arts autochtones, ceux-ci venant de pair avec une vision du monde complètement différente de la vision occidentale. En appréciant une œuvre autochtone selon des critères que l’on associe aux arts occidentaux, soit selon une analyse formelle, l’on risque de passer à côté de certains éléments riches de sens qui sont indissociables des paradigmes autochtones, des cultures et des visions dans lesquelles l’œuvre est enracinée. La représentation des artefacts dans des musées comme le Musée des Beaux-Arts de Montréal est une représentation ex situ, c’est-à-dire qu’elle les sort de leur contexte et de la communauté qui les a créés. À cela s’oppose la représentation in situ, qui laisse les objets dans leurs communautés, avec les personnes possédant le savoir et l’expertise pour les conserver, les personnes qui en sont les justes possesseurs. Sortir les œuvres autochtones de leurs contextes respectifs peut également les rendre moins accessibles aux communautés qui en sont à l’origine.
La muséologie occidentale et les cultures autochtones
La muséologie occidentale est insuffisante en ce qui concerne la conservation et l’exposition des arts autochtones, d’abord et avant tout en raison des différents paradigmes, ensuite en raison de la participation active des institutions muséales occidentales aux projets coloniaux (pillage de sites patrimoniaux, vol d’artefacts de toutes sortes). Quelles sont les limites d’exposer des arts autochtones dans de telles institutions ? En parallèle, quelles sont les limites de l’analyse des œuvres autochtones à l’aide d’outils propres à ces systèmes ? Ceux-ci n’en permettent pas nécessairement l’analyse, tout comme la méthodologie et la terminologie du monde des arts occidentaux ne s’y appliquent pas. Dans de nombreuses nations autochtones, les œuvres d’arts ne peuvent pas être séparées de leur contexte culturel et le concept de l’œuvre qui n’est conçue que pour le regard est étranger. Une remise en question, donc, doit venir avec le fait d’apprécier un masque exposé derrière une vitre. Comment l’apprécier à sa juste valeur ? Comment en saisir toutes les dimensions ? Il y a ironie dans le fait de devoir, après une décontextualisation, ajouter des vidéos explicatives pour recontextualiser les œuvres.
Au cours des années 1960, l’on voit se concrétiser de nombreux mouvements, au sein des communautés autochtones du Québec, visant à leur permettre de gérer elles-mêmes la conservation des œuvres et des cultures ; sont mis sur pied des espaces qui y sont consacrés et qui honorent les besoins uniques de ces communautés. Si l’exposition a permis la découverte d’un artiste majeur sous un autre angle, elle ouvre également le grand public aux arts autochtones, bien que mis sous la loupe du nom de Riopelle. Elle amène également à réfléchir à la conservation muséale en opposition avec la conservation in situ. Faut-il prioriser la démocratisation de la connaissance par la diffusion muséale ou favoriser la préservation des savoirs au sein des communautés autochtones, même si cela pourrait potentiellement rendre ces artefacts et objets moins accessibles à la population générale ? Cette exposition ouvre, en marge du thème et des œuvres principales, l’esprit du public allochtone à cette réflexion. Il est temps que celle-ci ne soit plus présentée de façon secondaire, périphérique, mais bien qu’elle soit au cœur de l’effort des institutions muséales.