Cette question semble tirailler nombre de personnes constatant l’état actuel du monde, un monde qui semble se préoccuper davantage de la justesse – ce qui est adéquat, admis et cohérent, une suite logique des choses qui ne brusque personne – que de la justice. Comment ne pas en croire autant, alors que la une des journaux énonce périodiquement les conséquences catastrophiques de l’inévitable réchauffement de notre planète et que nous contemplons, dans un sentiment d’impuissance, les rouages gangrenés par le carbone de notre économie mondialisée de laquelle notre mode de vie occidental ne permet pas de nous passer ? Alors que nos fils d’actualités nous bombardent sans cesse de statistiques sur le nombre pitoyablement faible de plaintes pour crimes sexuels menant à une condamnation ? Alors que, jour après jour, année après année, les Autochtones réclament sur toutes les tribunes le droit à l’eau potable et leurs appels tombent dans les oreilles de gouvernements successifs, sinon complètement sourds, du moins plus lents à agir les uns que les autres ?
Les outils dont nous disposons à titre d’individus voulant agir afin de s’extirper de ce statu quo dans lequel nous sommes collectivement enlisé·e·s sont mal adaptés pour la tâche herculéenne à laquelle nous les vouons. Voter, après une élection aux résultats sensiblement identiques à l’état précédent des choses et où un nombre significatif de personnes ont exprimé leur cynisme (« De toute façon, mon vote, dans ma circonscription, ne change rien »), s’apparente à un exercice futile. Le recours aux tribunaux – avec les connaissances, les coûts, les délais et les charges mentale et émotionnelle qui l’accompagnent – est un moyen de revendication dont l’accessibilité laisse à désirer, sans parler de la confiance (ou l’absence de celle-ci) du public envers nos institutions judiciaires minée par de grands exemples médiatisés d’acquittements en matière de crimes sexuels. Même changer le système de l’intérieur, en se présentant et en se faisant élire au sein du parti au pouvoir, semble inévitablement entraîner une dilution des convictions pour lesquelles on se battait initialement, ou du moins de la capacité à les traduire par des actions concrètes, conséquence de la ligne de parti tracée au marqueur indélébile.
Individuellement, il est facile – normal, même – de se décourager face à ces obstacles et de se replier vers soi-même, mécanisme de défense visant à se protéger de la détresse de l’impuissance à laquelle nous conditionne le système. À force de voir des personnes compétentes et brillantes lutter sans succès pour une société plus juste, comment croire que l’individu seul puisse faire une différence ? On peut s’imaginer que seule la personne parfaitement qualifiée, parfaitement éloquente, parfaitement rassembleuse – rédempteur·rice attendu·e et espéré·e de la justice – pourrait mener le combat et triompher de ces embûches systémiques.
Or, l’évidence s’impose : nous n’avons pas, nous n’avons plus le temps d’attendre et d’espérer. Chaque jour, la crise climatique empire. Chaque jour, une victime de plus décide de ne pas porter plainte par peur de ne pas être entendue. Chaque jour, des enfants naissent et grandissent dans l’une des 32 communautés autochtones canadiennes qui doivent composer avec un avis d’ébullition de l’eau. Le temps est un luxe que nous ne pouvons nous permettre : il s’impose que nous pouvons et devons, collectivement, être notre propre rédempteur·rice.
En se réappropriant, ensemble, l’espace public, nous pouvons sortir de l’impasse. Formons ensemble une vague qui entraîne tout sur son chemin. Déferlons dans la conscience collective et dans la polis pour crier haut et fort notre soif de changement. Ne nous résignons pas au cynisme, aussi tentant puisse-t-il paraître, car le cynisme tend à entraîner l’inaction, à mener à un mur que l’on dirait insurmontable. Un mur qu’il nous faudrait plutôt abattre avec la force de notre volonté unie. Posons des actions individuelles concrètes afin de mobiliser nos communautés. Agissons afin d’entraîner toujours un plus grand nombre avec nous. Et, ensemble, manifestons la justice que nous revendiquons – une justice de l’écoute, où les voix si longtemps tues seront enfin entendues et écoutées.