Lors de la rencontre du conseil législatif de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) du 14 octobre dernier, le vice-président aux Affaires externes Sacha Delouvrier a tenu à justifier son opposition au projet du Nouveau Vic. L’une des diapositives de sa présentation énonçait la thèse suivante : « La réaffectation de l’hôpital s’inscrit dans un contexte d’aggravation des crises écologique, immobilière et financière et des impacts systématiques du colonialisme. » Il n’a cependant pas tenu à s’attarder à cette phrase pourtant lourdement chargée. On ne s’étonne donc pas que cette thèse n’ait pas résisté à quelques questions des conseillers et conseillères.
Cette situation pourrait relever du signalement vertueux (« virtue signaling »), cette pratique qui consiste à s’associer à plusieurs causes vertueuses de manière superficielle et dans le but de se donner une aura de moralité. Les affirmations de Sacha Delouvrier ne sont pourtant pas complètement vides de sens. Il est vrai que l’hôpital sert depuis 2020 à héberger des personnes en situation d’itinérance, ce qui le lie à la crise du logement (bien que McGill n’obtienne que des pavillons qui n’ont pas eu cette fonction d’hébergement). On peut également comprendre les conséquences néfastes de la privatisation, soit la vente de lieux qui appartenaient au public à des intérêts privés. Par exemple, la tour de Radio-Canada acquise par des promoteurs immobiliers en 2019 ne sera certainement pas transformée en logements majoritairement « abordables » et creusera sans doute davantage les inégalités de richesse à Montréal. On peut donc s’inquiéter que le terrain du Nouveau Vic puisse à long terme aboutir dans les mains d’acteurs privés.
Par ailleurs, je ne crois pas que l’on puisse douter des intentions de Sacha Delouvrier et de l’exécutif de l’AÉUM dans cette affaire. Je suis convaincu que l’équipe vise à remplir ses mandats et à convaincre les acteurs importants dans l’affaire de l’écouter. Ce n’est donc pas une vanité mal placée qui a conduit le v.-p. à mettre cette phrase extravagante dans sa diapositive, mais plutôt un effet de mode suscité par l’intersectionnalité.
L’intersectionnalité est un cadre d’analyse des discriminations. Il indique que l’expérience des personnes identifiées à plus d’un seul groupe marginalisé (ou opprimé) ne peut pas se traduire par la simple addition des discriminations. Ainsi, pour lutter efficacement contre l’oppression des femmes noires, il ne suffit pas d’être antiraciste et féministe ; il faut plutôt intégrer les deux (et, surtout, l’expérience des personnes concernées) dans une nouvelle grille d’analyse. Cette idée est difficile à contester. Il semble évident que les oppressions et l’expérience de celles-ci ne s’accumulent pas de manière linéaire. En utilisant le cadre de l’intersectionnalité, on se rend compte que certaines situations affectent disproportionnellement les gens qui se retrouvent à ces intersections identitaires. Par exemple, le racisme d’une force policière sera plus dangereux envers des femmes autochtones qu’envers des hommes autochtones.
L’intersectionnalité pousse à lutter contre toutes les discriminations afin de n’oublier personne. N’être que féministe peut occulter les femmes queer, les femmes en sitation de handicap, les mères, les femmes âgées, etc. L’analyse intersectionnelle attire également l’attention sur l’interaction entre les enjeux sociaux et la discrimination. Les changements climatiques, par exemple, affectent davantage les personnes les plus démunies : celles qui n’ont pas d’air climatisé ou qui travaillent dans des lieux chauds ou exposés aux éléments. L’analyse des faits sociaux à l’aune de l’intersectionnalité implique toutefois une complexité importante et ne peut être maniée à la légère. Dans la remise en question actuelle de plusieurs structures de pouvoir, les concepts issus de la théorie de l’intersectionnalité se glissent pourtant facilement dans nos phrases. Ce n’est pas qu’il faille nécessairement être spécialiste pour les utiliser et pour appliquer le cadre intersectionnel dans sa réflexion et son action. Cependant, avant toute déclaration d’un organisme public tel que l’AÉUM, il convient de s’assurer que les liens tissés entre les oppressions dans les cas qui nous occupent soient concrets.
Ainsi, que le Nouveau Vic aggrave la crise climatique est difficile, voire impossible, à affirmer puisque le site servira à accueillir des laboratoires et des chercheur·se·s en développement durable et intégrera de nombreux espaces verts. De même, associer le colonialisme au Nouveau Vic sans justification risque de ruiner toute la crédibilité de l’AÉUM dans le dossier. Quelles sont les demandes des groupes autochtones ? Sur quelles consultations l’association se base-t-elle ? L’AÉUM aurait dû répondre à ces questions avant de se lancer dans de telles déclarations, surtout lorsque l’on sait que cette thèse prédate la récente annonce des Mères Mohawks. On peut forcément trouver des liens faibles entre tous les enjeux mentionnés par la présentation de Sacha Delouvrier et le Nouveau Vic. Malheureusement, une utilisation aussi désinvolte de ces concepts les transforme en buzzwords – ces mots devenus à la mode qui perdent ainsi tout leur sens et tout leur poids. À force de les mélanger, on en vient à croire que toutes ces luttes sont synonymes – nuisant du même coup à leurs militant·e·s qui s’efforcent de définir leur objet de lutte. N’oublions pas que l’objectif de l’intersectionnalité n’est pas de brouiller la réflexion. Elle vise plutôt à promouvoir des pistes d’analyse et de solutions auparavant invisibles.