Le Festival Phénomena, créé par D. Kimm et sa compagnie « Les Filles électriques », est un festival interdisciplinaire qui a pris la relève du Festival Voix d’Amériques en 2012. Depuis sa création, le festival s’intéresse à la culture sourde et a récemment aidé à créer le collectif l’Œil éveillé, constitué de six artistes sourd·e·s.
Les 16 et 17 octobre derniers, le public a pu découvrir sa première création à la Sala Rossa. Après un accueil assuré par des personnes sourdes et entendantes à l’entrée, le public a pu rencontrer les artistes qui ont expliqué leur but dans le cadre du collectif : l’événement visait à créer un dialogue et des échanges entre la communauté sourde et les entendant·e·s, mais surtout de permettre à des artistes de développer leur carrière. Le collectif a aussi pour but de rendre les arts vivants plus accessibles aux personnes sourdes. Tout au long de l’événement, des interprètes en langue des signes québécoise (LSQ) pour les personnes sourdes, des interprètes tactiles pour les personnes atteintes de surdicécité ainsi que des interprètes à voix pour les entendant·e·s se sont succédé·e·s.
Le spectacle a débuté avec la musique de la chanteuse Pamela E. Witcher, suivie par de la poésie signée par Theara Yim, toutes deux sans interprétation en voix, laissant au public entendant le soin d’interpréter lui-même la performance. Ce choix conduit à deux enjeux intéressants : il amène les entendant·e·s dans la salle à comprendre un peu plus ce que ressentent les personnes sourdes, particulièrement dans le cadre des arts du spectacle, et permet une réflexion sur la musique et la poésie qui, comme on le découvre dans ces performances, n’ont pas besoin de son pour transmettre du sens et des émotions.
« Il était intéressant d’apprendre comment les artistes sourd·e·s peuvent transmettre, par leur corps et leurs expressions faciales, des arts que l’on conçoit souvent comme exclusifs au monde sonore »
La poésie de Yim m’a particulièrement touchée. Ses performances portaient notamment sur les liens entre les Premières Nations et les personnes sourdes, sur les rapports à la langue et aux traditions de ces deux groupes, ainsi que sur des thèmes naturels comme la création du monde. Ce qui est marquant dans le travail de Yim, c’est de constater qu’il ne se contente pas d’assembler des signes, mais il les fait danser, il ajoute du mouvement, il chorégraphie le langage d’une manière à le rendre plus vivant et mouvant, donc plus poétique que de simples mots sur du papier. De la même manière, Witcher chante en dansant et combine des signes pour signifier les paroles, mais aussi des mouvements pour indiquer les tonalités de la musique. Il était intéressant d’apprendre comment les artistes sourd·e·s peuvent transmettre, par leur corps et leurs expressions faciales, des arts que l’on conçoit souvent comme exclusifs au monde sonore.
L’événement a aussi présenté une pièce de Jennifer Manning, de Marie-Pierre Petit et de Hodan Youssouf. À travers une réinterprétation du conte de Cendrillon, ces comédiennes ont mis en scène l’évolution de l’accessibilité pour les personnes sourdes à travers les âges. Elles ont notamment fait le choix de souligner l’importance de la LSQ en remplaçant le fameux soulier de vair du personnage par un gant. Le scénariste et comédien Sylvain Gélinas a aussi mis l’accent sur les relations dans les familles sourdes à travers un court-métrage à l’humour décalé qu’il a réalisé avec, entre autres, la participation d’Hodan Youssouf.
L’événement s’est terminé avec une séance de questions-réponses entre le public et les artistes durant laquelle le public a pu assister à un véritable ballet entre interprètes, où ils et elles s’alternaient pour offrir des interprétations au public et aux personnes présentes sur scène, tant et si bien que cela en devenait une performance en elle-même. Du point de vue d’une personne entendante découvrant pour la première fois la culture sourde, cet échange était spectaculaire. Entre les ressources mises en place et les interprètes traduisant la langue des signes américaine (ASL) en LSQ aux interprètes en miroir nécessaires pour que les artistes, l’équipe et le public puissent comprendre à la fois le français parlé et la LSQ, le tout s’organisait de façon naturelle, spontanée et impressionnante.
Dans l’ensemble, cette première création de l’Œil éveillé était, de mon point de vue entendant, une introduction à la culture sourde très poétique et pleine de bienveillance. Un collectif à suivre.