Fraîchement diplômé·e·s de l’École nationale de théâtre du Canada, où il·elle·s ont étudié sous l’égide du metteur en scène Frédéric Dubois, Marie-Madeleine Sarr et Bozidar Krcevinac interprétaient jusqu’au 30 octobre Bérénice-Chateaugué et Mille Milles dans la pièce À quelle heure on est mort ?, également mise en scène par Frédéric Dubois, qui résultait du collage de certains romans de Réjean Ducharme. Il s’agissait également d’un spectacle reconstruit, né des cendres de la pièce À quelle heure on meurt ? qui devait être représentée en avril 2020. Le Délit les a rencontré·e·s.
Le Délit (LD) : Pouvez-vous nous parler un peu de la reprise du projet ? Avez-vous dû recommencer certains aspects du projet à zéro ?
Bozidar Krcevinac (BK) : Ça s’est bien passé, la mise en place du texte n’était pas super loin. Il fallait surtout approfondir, rechercher ce qu’on pouvait améliorer par rapport à la version de l’année passée.
Marie-Madeleine Sarr (MS) : On avait une captation du spectacle de l’année passée, donc dès qu’on avait un blanc ou qu’on ne savait plus, on avait une référence.
LD : Le décor ressemblait à un terrain de jeu d’enfants avec lequel vous interagissiez. Quel rôle avez-vous joué dans la conception de la mise en scène ?
BK : Il y a plusieurs propositions sur le coup de notre part que Frédéric Dubois, le metteur en scène, a décidé de garder. Je pense qu’il y a autant de Frédéric dans ce spectacle-là que de notre humour, tout ça est pris à travers la lentille de la mise en scène.
MS : Frédéric est clair dans sa mise en scène, mais après ça, je pense qu’on a une belle liberté dans l’interprétation, dans les mouvements, dans les blagues. Il y a beaucoup de lui et de sa personnalité dans le spectacle.
BK : Une fois qu’on a compris la direction que Frédéric empruntait, on savait un peu quelle était notre marge de manœuvre dans nos propositions.
LD : Est-ce que les différents confinements ont affecté la chimie entre vous ? Est-ce que votre jeu en a été influencé ?
MS : Non, parce que Bozidar et moi pouvions répéter entre et après les répétitions, pendant et avant la pandémie. Ça ne nous a pas influencé négativement, mais ça nous a sûrement rapproché·e·s, en fait. Même l’année dernière, lorsqu’on savait que le spectacle n’allait pas être nécessairement représenté, c’était un grand luxe de pouvoir répéter et créer ensemble sur scène, sachant qu’on avait plusieurs ami·e·s qui ne pouvaient pas travailler.
BK : Je suis complètement d’accord. Le confinement nous a surtout permis de mesurer la chance qu’on avait de pouvoir remonter sur scène et répéter. Je pense que l’influence première du confinement, c’était d’être content·e d’être là et de pouvoir exercer notre métier.
LD : Si on peut parler un peu plus du texte lui-même, dans quelle mesure considérez-vous que vos personnages sont fidèles à ceux de Réjean Ducharme ?
BK : Connaissant Frédéric depuis le début de notre école, c’est certain qu’il ne s’est jamais retenu de nous parler de Ducharme, de la nature de ses personnages. Dans le montage de Martin Faucher (l’auteur du collage ndlr), c’est d’abord Mille Milles et Chateaugué du Nez qui voque, mais il prend énormément d’extraits d’autres œuvres ducharmiennes dans lesquelles le duo iconique entre frère et sœur, mère et fille revient constamment. Je ne dis pas que chaque œuvre a les mêmes personnages, mais je pense que Marie-Madeleine et moi nous sommes plus teinté·e·s de leur cruauté et de leur tendresse. On a un peu distillé les personnages de Ducharme pour les rendre plus simples à interpréter, mais aussi pour leur donner un angle plus personnel.
LD : Quel intérêt avez-vous trouvé dans ces personnages et dans l’univers ducharmien et qu’ont-ils apporté à votre pratique artistique ?
MS : Ce que je retiens de Chateaugué et de ma propre interprétation de ce personnage-là, c’est sa liberté, sa fougue. Le passage de « Tout m’avale », où on se rend compte qu’elle n’est pas juste lumière et n’est pas juste « jeu », m’a vraiment parlé. Je me suis beaucoup identifiée à sa bonne humeur, à son envie de jouer, car c’est notre métier aussi, de jouer.
BK : Pour ce qui est de Mille Milles, ce qu’il était intéressant d’explorer, c’est son ambiguïté. Il reste longtemps dans un état d’incompréhension par rapport à ce qui lui arrive, à ne pas vouloir embarquer dans le jeu de Chateaugué mais en même temps de la trouver lumineuse. En tant qu’interprète, c’était intéressant de doser cette ambiguïté-là, sans avoir l’air d’un mur qui reçoit les interventions de Chateaugué. Même dans son indécision, Mille Milles a quelque chose de sincère et c’était quelque chose d’intéressant à retirer du personnage.
LD : Vous êtes-vous inspiré·e·s du travail sur les personnages qu’ont accompli Gilles Renaud et de Louise Turcot, les acteur·rice·s qui devaient jouer la pièce à l’origine ?
BK : Pour ma part, pas vraiment. Je ne me suis pas basé sur quelque chose que j’ai refait, comme on n’avait pas énormément de sources pour pouvoir le faire. La beauté de ce que Gilles et Louise ont fait, c’était de l’interpréter à travers leur vécu, à travers leur expérience, et on n’a définitivement pas la même expérience. Je pense qu’il ne fallait pas essayer de recréer quelque chose que des acteur·rice·s avec énormément d’expérience ont fait avant nous.
MS : Je sais que certaines personnes ont vu leur version avant que tout s’éteigne, mais pour notre part, on ne les a jamais vu·e·s, on a seulement entendu leur entrevue. C’était difficile de se baser sur ce qu’il·elle·s ont fait sans référent.
LD : En sachant que vous avez dû recréer la pièce d’origine, quelle part de création avez-vous dû ajouter au fil conducteur de celle-ci ?
BK : On ne peut pas vraiment comparer ce que Gilles et Louise ont fait avec ce qu’on a fait avec Frédéric. C’est un angle de spectacle complètement différent. Déjà, on joue la pièce à l’envers, alors que Gilles et Louise la jouaient à l’endroit : on se base sur des ruines pour construire quelque chose de complètement neuf. Ce que ç’a nourri, c’est de jouer avec les fantômes des personnages de Mille Milles et Chateaugué par Gilles et Louise et de voir comment ces fantômes teintaient l’atmosphère de la création. Frédéric a dirigé le spectacle d’une main de maître. Il savait dans quelle direction amener le spectacle, et il a bien mesuré l’apport de la première, deuxième et troisième versions, pour le faire avec un souci pour ce que le public recevrait.
MS : J’ajouterais aussi qu’un point positif de la transition de leur version à notre version, c’est que ça finit dans la lumière. Je pense que Frédéric avait un souci de faire un spectacle qui réconforte, qui fait rire et qui finit sur une bonne note, alors que dans la version originale, c’est le contraire qui se produit. Je crois que c’est un point positif pour notre version.
LD : Comment avez-vous vécu la mise en suspens de vos personnages ?
MS : On a monté le spectacle en octobre 2020 et ça faisait plusieurs mois qu’on était dans le néant. Je pense aussi que notre expérience de laisser aller les personnages était différente de celle de Gilles et Louise. On ne savait pas non plus si on allait refaire le spectacle, il n’y avait rien de sûr encore. Pour ma part, ça s’est fait assez doucement, assez naturellement, comme on était dans un état végétatif depuis mars.
BK : Laisser ces personnages-là se déposer, même sans vraiment en avoir conscience, nous a donné une première chance de les explorer. Un an de pause, même si tu ne t’en rends pas compte, ça mûrit en toi. Personnellement, j’ai trouvé Mille Milles très difficile au début, et je ne savais pas trop comment l’aborder. Je crois que l’année qui a passé a éclairé beaucoup de choses. Toute l’équipe est sortie de cette année-là avec une vision plus claire de la manière d’aborder les thèmes et les personnages centraux de la pièce.