Après les romans Le corps des bêtes (2017) et Blanc Résine (2019), Audrée Wilhelmy revient à ses racines avec Plie la rivière, un conte sauvage et féministe qui poursuit et raffine sa toute première œuvre, Oss (2011).
Noé fauve, monstre, sorcière
Près d’Oss, un village de pêcheurs, Noé habite la taïga comme une animale. Un ours la traque, l’observe, la désire. Il se questionne sur cette étrange créature dont il ne reconnaît pas l’odeur :
Quelle espèce a des peaux si minces, innombrables, superposées ? Quel animal ne saigne pas quand on le lacère ? Quel monstre encore reste dans cette langueur malgré le souffle noir et les crocs contre sa gorge ?
Sous le regard du kodiak affamé, Noé n’est pas femme mais fauve, animal inquiétant. Elle pille les pièges des trappeurs désespérés alors que le givre descend des montagnes sur leurs maisons froides et leurs enfants maigres. Pour justifier l’échec de leur trappe, ils forgent un monstre hybride, animal-humain, mi-homme, mi-ours, géant à craindre. D’animale, Noé se métamorphose à nouveau en créature de l’imaginaire.
Or, les sentiers sont noueux et la ramènent à l’adolescence, lorsqu’entre fille et femme – Salomé des forêts – Noé séduisait Emessie, marchand de bonbons de passage au village. Dans les yeux du vendeur elle devient prédatrice, sorcière au désir hypnotique et aux paroles enchanteresses. Drogué de potions à base d’algues et de méduses, Emessie cède à celle qu’il appelle la sorcière d’Oss au terme d’une nuit hallucinée qui signale l’unité thématique des deux récits : la lutte amoureuse est une chasse à l’ours où les rôles du prédateur et de la proie s’alternent. « [T]u es le chasseur », répète à Emessie Noé la Petite, vêtue d’une peau d’ours qui l’identifie à la bête. Ce sont donc les différentes métamorphoses de la protagoniste qui assurent la cohérence de Plie la rivière, dont nous regretterons qu’elle suscite quelques ambiguïtés temporelles dans les premières pages, où la porosité des deux récits écarte le lecteur.
Le conte et la violence du féminin
Contrairement à Oss, Plie la rivière ne s’inspire pas d’un conte précis, mais emprunte plutôt au genre une épuration narrative, une atmosphère primitive portée par le folklore de l’ours, voleur de femmes et père d’enfants hybrides. Il en tire également les personnages du monstre, du Père – celui d’Emessie, dont le fils partage le nom – et de la sorcière – avec les connotations féministes de révolte et de maîtrise du corps que lui attribue l’imaginaire contemporain. Oral, le conte prend vie dans la bouche des hommes confrontés à la violence sauvage de Noé, voire à celle, féminine, de son désir. Il est colporté non seulement par les chasseurs lorsqu’ils amalgament la femme et l’ours qu’elle accompagne, mais surtout par Emessie, vulnérable à son charme farouche, Emessie pour qui l’alcool offert devient potion, le chant incantation, la fille sorcière : « Oss d’enfer de maudit pays de sorcières sans pudeur », s’exclame-t-il sur la grève. Enfin la confrontation du Père avec l’ours, rendue dans une langue rythmée, grossie par le ton du bonimenteur, donne à entendre, pour la première fois dans l’œuvre de Wilhelmy, la parlure vernaculaire du conte.
Si Noé est le seul personnage dynamique de Plie la rivière et si la relation du marchand avec son père – toute en violence et en complexes – déçoit par sa rigidité, c’est bien l’émergence d’une parole nécessaire, venue du ventre, qui surprend chez Wilhelmy. Dans ce conte aux parfums de varech et de cyprine, la mise en mots répond à l’expérience primitive de la violence, celle du grizzli griffes tendues devant le fils, celle du désir qui fouette comme les lames des vagues. Un livre incantatoire à l’image du chant répété au fil des pages :
« essaie
plie la rivière
poings serrés
vois si l’eau ne fuit pas entre tes doigts »
Audrée Wilhelmy, Plie la rivière, Montréal, Leméac, 2021.
L’illustration ci-dessus a été réalisée à partir d’une linogravure d’Audrée Whilelmy.