Vous trouverez, dans les prochaines pages, les cinq textes finalistes de la troisième édition du concours de poésie organisé par Le Délit. Le·a gagnant·e sera annoncé·e lors de notre édition du 24 novembre et se méritera le recueil de poésie Les univers parallèles de Laurie Bédard, gracieusement offert par la librairie Alire.
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Anaël Bisson
Les baleines à brosses
Les algues dans ta trachée
te rappellent les arômes de ton enfance
te rappellent ton père
viscosité des souvenirs passés date
qui te collent à la peau comme le sable te colle aux pieds
Petite, il te disait de regarder par la fenêtre du wagon de métro
entre les traces laissées par tes doigts
pour mieux voir les tortues de mer
qui peuplaient les souterrains imaginaires
de cette ville engloutie par vos eaux
Tu ne savais pas qu’il noierait ton innocence
sous les rues de Montréal
que l’intérieur de tes poumons serait habillé de mousse verte et de ménés grisâtres
que le fleuve s’infiltrerait dans ton corps à toi
par les crevasses qu’il tailladerait dans ses bras à lui
avec les mille et un fragments d’un seul corail
Tu ne savais pas que les espèces marines de la ligne verte s’éteindraient
pour faire plus de place aux fous qui errent sur les quais
plus de place à tes vomis de lendemain de veille
après avoir léché trop de sel sur tes poignets
pour mieux te rappeler l’océan et oublier tout le reste
pour faire plus de place à ses pulsions occasionnelles
d’apprendre à nager le crawl sous les rails
à tous ses plongeons manqués
ses frousses soudaines du tremplin jaune
devant le regard blasé des opérateurs
qui savent qu’il n’aime pas la sensation de l’eau dans ses narines
qu’il a peur de la décharge électrique
que les gens comme lui ne sautent jamais
Depuis tes douze ans et trois quarts
tu te vantes d’avoir vu toutes les stations
comme si ça voulait dire autre chose
qu’aidez-moi-je-ne-vais-nulle-part
comme si tu ne connaissais pas comme seule étreinte
que celle du métal des tourniquets sur ton corps-calcaire
comme si la STM n’avait pas arraché le soleil à ta peau
comme si tu ne trouvais pas refuge dans la voix féminine
qui bégaie code 904 sur la ligne orange
on attend l’autorisation pour peut-être repartir mais
ne t’impatiente pas
de toute façon personne ne t’attends nulle part
code 904 sur la ligne orange
dans le creux de ton oreille
Quand tu remontes à la surface
tu prends les escaliers roulants
tu laisses la voix des passants
remplacer les bourrasques dans ta tête
Tu respires enfin
et dans les rues bondées
on te regarde comme si tu n’étais pas née
d’un ricochet manqué galet difforme
d’un french sans écume dans le parking du cinéma Imax
après un documentaire trop bleu sur les créatures abyssales
d’un interlude silencieux entre deux apnées de poudre
on te touche comme si tu n’étais pas née
sous huit couches des sédiments de moitiés d’hommes
sous la pression de leurs jointures sur les côtes de leurs femmes
Stromatolithe
conservée sous les couches de bouchons de lièges
de je-vous-salue-Marie chuchotés dans le placard et d’éclats de verres old-fashioned
moulée par les vibrations
des cris et des tirs d’un fusil de chasse
on te parle comme si tu n’étais pas
un grain de sable dans une palourde vide
une presque perle qui ne brille pas
Tu oublies que c’est avec des morceaux de ton corps
qu’ils ont fait l’île Sainte-Hélène
que c’est toi qui es crucifiée sur le Mont-royal
que les bateaux du Vieux-Port
baignent dans les larmes de ta mère
Le soir, dans ta chambre
tu tournes sans fin
en espérant que la force centrifuge
enlève l’eau dans tes poumons
et la mette à tes pieds
comme la mer qui les lavait
du sang sur lesquels ils ont marchés
avant même qu’il ne coule
Ton corps est troué
tu le remplis de mauvais poèmes et de lait
le vent siffle au travers
tu hurles par dessus
chuchote ce qu’il manque au pli
de ton coude
le verre est toujours vide tu le cales et tu coules
les îles qui s’y glissent
Dérivent entre tes seins
les absences qui élargissent tes hanches
Dorment en cuillère avec toi la nuit
tu ne sais plus habiter la ville
tu l’embrasses les yeux fermés
lui invente des passants recousus
pour qui tu n’as pas de visage
ça résonne au-dedans de toi
comme tous leurs silences d’ailleurs
et le sel
remonte dans ta gorge.