Un voyeur se positionne dans deux angles morts. D’abord physiquement : il se place dans une ouverture, de manière à ne pas être vu. Ensuite figurativement : il vit ce qu’il observe dans une intimité dérobée, mais ne participe pas véritablement à la scène qu’il observe puisque le regard est unilatéral. Dans cette position de voyeur, le voyeur n’a pas de conscience de soi puisque, comme le dit Hegel, la conscience de soi passe par la reconnaissance à travers une autre conscience. Sous le regard de l’autre, j’adopte une existence objective. Ce regard est négateur de ma liberté de sujet car l’image que l’autre me renvoie est figée et réductrice. Ainsi, vivre dans le monde intersubjectif implique nécessairement un conflit entre ma subjectivité et mon objectification. Je n’ai le choix que de partager ce monde.
Dans ce conte, nous tâcherons d’éclairer le cheminement de la conscience de soi quand le regard d’autrui nous surprend pour la première fois, imposant la honte là où régnait l’indifférence.
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E avait cherché le carnet de son amoureux toute la nuit, motivée par l’envie de le lire complètement nu. Il devait être 4 heures du matin quand, en ouvrant le tiroir à produits ménagers, elle le trouva. Alors que l’amoureux, A, dormait profondément, E commença à lire, assise sur le carrelage de la cuisine. Elle voulait absolument savoir ce qu’A disait d’elle.
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Pour E, le regard d’autrui est nécessaire pour se constituer, d’où son inclinaison à faire de A un sujet qui peut construire son identité et définir son être. En somme, elle vit ses relations avec les autres comme s’ils étaient des sujets. Elle veut lire le journal intime pour en savoir plus sur ce qu’elle est aux yeux d’A et, par conséquent, ce qu’elle est à ses propres yeux. E veut plaire. Ou plutôt, elle souhaite qu’A la désire, et souhaite être l’élue d’A pour qu’il la sacralise et qu’elle devienne un absolu objectivé.
En nous inspirant de Jean-Paul Sartre, on pourrait avancer l’idée qu’E n’est plus dans l’existence mais qu’elle est dans la justification. E souhaite être élue et aimée, mais elle ignore qu’une fois qu’elle le sera, l’autre l’éprouvera à son tour comme subjectivité. Pour ces raisons – applicables aux relations amoureuses de manière générale – E devrait ranger le carnet, s’enfuir de chez A et arrêter de l’aimer parce qu’aimer, c’est ontologiquement un échec.
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E pensait que pour A, ce carnet était le seul espace où le regard d’autrui n’influençait pas ce qu’il disait. Elle y trouva des dessins médiocres, des poèmes à leur effigie. Elle était si désespérée d’exister dans ce carnet qu’elle jubilait à la vue de la lettre « E », croyant lire son nom. Mais il n’y avait que des banalités. Elle avait seulement retenu un passage insolite dans lequel A confessait avoir observé un couple de voisins qui se frappaient avec des ustensiles de cuisine et souriaient ce faisant. « Ils aimaient avoir mal et cela se voyait », racontait A sur une page écrite avec une main branlante.
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Dévions un instant et observons le couple masochiste dont il est question dans le carnet d’A. En empruntant des termes de la psychanalyse freudienne, nous pouvons interpréter que ce couple prend acte de la « pulsion de mort » lorsqu’il se frappe avec des ustensiles de cuisine, soit qu’il explore ses limites, s’autodétruit. En trouvant un plaisir sexuel dans la violence, le couple instaure un dualisme qui lie et oppose pulsions de vie (soit, les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation) et pulsions de mort.
Jacques Lacan modernise cette vision contestée du père de la psychanalyse et insiste plutôt sur la notion de « masochisme primordial », qui désigne un instinct de se livrer à autrui en se faisant son objet. Le psychanalyste avance que le masochisme se met en acte comme plaisir tourné vers l’objet et rejoint le principe de Nirvana : en nous faisant retourner à l’inorganique et à la mort originelle, la pulsion régresse et remonte jusqu’à l’origine. La seconde composante serait la pulsion de destruction, qui permet l’homéostasie du milieu psychique avec la pulsion de vie. Le masochisme est une tentative de sujétion d’autrui. Il représente la volonté de s’en remettre à autrui pour se faire exister. Ainsi, la conclusion est la même que pour les relations amoureuses : même si l’on peut être objet pour autrui, on ne peut jamais l’être pour soi-même.
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E allait refermer le carnet, quand une phrase lui sauta aux yeux. A avait écrit : « J’ai dans mon salon deux fenêtres qui donnent sur celles des autres et une paire de jumelles pour les transformer en vitrines. Je suis un voyeur qui n’a pas honte ». Pour la première fois, E s’est sentie vue, comme si les ronflements de son amoureux endormi la guettaient. Elle poursuivit la lecture. « Alors que j’observais encore la chambre mauve de la femme qui pleure pour exister, j’ai eu la vive impression d’être vu et mon corps me l’a dit. Quelqu’un me voyait nu devant ma fenêtre, derrière mes jumelles. J’ai eu peur. J’ai eu honte même. Je suis un voyeur qui a honte. Alors j’ai voulu vérifier si j’étais observé. J’ai vu un homme qui me regardait avec ses jumelles. Il souriait, extasié. Il m’a montré, avec une violence statique, que ce n’est pas parce qu’on vole qu’on ne peut pas être volé. » Après avoir lu ça, E ne voulait pas en savoir plus.
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Finalement, cette double mise en abyme met l’accent sur le voyage de la honte chez E et A. Indifférents au début de leur expérience de curiosité mal placée – soit, de voyeurisme –, ils agissent comme s’ils étaient seuls. C’est la honte qui fait entrer autrui dans le monde de ces indifférents. Le sentiment que l’on attache à la « honte » est la conscience de honte : E et A ne conscientisent pas leurs gestes jusqu’à ce qu’un élément perturbateur ne les voie (c’est le cas du voyeur A qui est vu par un autre voyeur) ou jusqu’à ce qu’ils imaginent quelqu’un qui les voit (comme pour E qui projette l’histoire qu’elle lit à la sienne). Comme le dit Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant, « La honte est honte devant quelqu’un. […] Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui ».