Consommés à grande échelle et facilement accessibles sur Internet, les contenus pornographiques occupent près de 37% du total des pages web, alors que la pornographie met pourtant en scène un sujet tabou, celui de la sexualité. De plus en plus accessible, elle permet à son auditoire, notamment aux plus jeunes, de transgresser cet interdit. Un tabou qui, selon Michel Foucault, puiserait ses origines au 17e siècle. Il aborde le pouvoir comme une stratégie d’oppression légitimée par la morale qu’il accuse dans Histoire de la Sexualité d’avoir eu, à cette époque, tout intérêt à réprimer et réduire au silence la question de la sexualité en ne l’autorisant que dans un cadre bien précis, celui du mariage hétérosexuel et de la procréation. Mais si la pornographie s’oppose par son existence même à la répression de la luxure et de la recherche de plaisir sexuel, elle n’a pourtant levé ce tabou que pour une classe particulière, celle des hommes et notamment des hommes blancs. Dans l’industrie pornographique, ce sont leurs perceptions qui dominent ; on parle de male gaze.
Si les femmes sont bien présentes, c’est principalement devant l’objectif qu’on les retrouve. Elles sont les stars de ces programmes mais ne participent pourtant que rarement à leurs productions. Les femmes et leur plaisir sont principalement instrumentalisés afin d’exciter les hommes selon des fondements que la pornographie a elle-même créés. L’attractivité des corps dépend de critères bien précis, qu’il s’agisse des poils, du poids, de la taille ou de la forme des appareils génitaux, des critères dont l’absence est en réalité manipulée par l’industrie pornographique traditionnelle afin de créer des catégories de niches, objets de fantasmes et de fétiches. La pornographie est plus qu’un format érotique, c’est un discours. Le tabou qui incombe à la sexualité depuis des siècles fait du porno un discours unique, une vérité. La pornographie a pour ainsi dire carte blanche quand elle illustre la sexualité du 21e siècle et comble le manque, voire l’absence d’éducation sexuelle dans la plupart des structures éducatives traditionnelles en Occident. Mais le discours pornographique ne vient pas seulement structurer la sexualité, il promulgue aussi une idéologie précise du rôle binaire assigné aux hommes et aux femmes, rôle également associé aux notions de féminité et de masculinité. La vision est réduite, la diversité des pratiques est absente et le format est dommageable pour des communautés discriminées qui sont, dans le porno traditionnel, fétichisées, objectifiées.
« La pornographie est plus qu’un format érotique, c’est un discours »
La pornographie comme instrument politique ?
D’autres formes de pornographie s’érigent et viennent progressivement contester le caractère « mainstream » d’une pornographie traditionnelle, qui tend en réalité à ne représenter que le plaisir masculin. C’est le cas de la pornographie éthique qui, aussi qualifiée de pornographie féministe, tient à replacer la femme et son plaisir au cœur du contenu. Ce genre, pourtant sous-représenté, n’est en réalité pas si récent. En effet, la question de la pornographie est abordée depuis la naissance des premiers mouvements féministes en Occident. À la fin des années 70, elle divise ces mouvements pour une raison qui divise encore le féminisme aujourd’hui, celle de la capitalisation sur le corps des femmes. Le mouvement contre la pornographie initié par Andrea Dworkin en 1976, essayiste et théoricienne féministe, affirme que la pornographie exploite la femme de manière inhérente en faisant passer de la violence pour du sexe. Selon elle, la pornographie servirait aux hommes d’entrainement à l’inceste, à l’agression et au viol. De manière presque simultanée naît le Club 90, le tout premier groupe de soutien aux actrices du milieu pornographique des années 70 et 80. Défenseuses d’une réappropriation de ce format érotique qui n’a selon elles pas toujours été synonyme d’objectification de la femme, les femmes du Club 90 apparaissent comme des pionnières du porno féministe et s’inspirent pour cela du format des années 70. Avant l’arrivée des grandes industries pornographiques, la pornographie pouvait en effet agir comme un outil politique clé en libérant les corps et la sexualité sur grand écran pendant la révolution sexuelle des années 60. « Pendant longtemps ça n’a plus été le cas, ç’a été juste commercial, et j’ai le sentiment que c’est redevenu un lieu de débat social et politique », affirme Rico Simmons, acteur porno. Il a récemment performé dans des productions d’Olympe de G, réalisatrice et pornographe féministe française et autrice de Jouir est un sport de combat.
Le(s) porno(s) féministe(s) ?
Il n’y a pas un mais une multitude de pornos féministes. C’est donc dans la diversité de ses acteurs, de ses actrices, de ses réalisateurs et de ses réalisatrices que la pornographie féministe se démarque de la pornographie traditionnelle et agit pour une pluralité normalisée et non plus fétichisée. La pornographie féministe jouit de la sorte d’une diversité nécessaire à l’illustration réaliste de l’éventail des pratiques sexuelles. Pour cela, elle met en scène differentes orientations, morphologies, identités, communautés et scénarios. Mais si elle est, par la multiplicité de ses formats, difficile à définir, on peut préciser la définition de la pornographie éthique par ce qu’elle n’est pas. Contrairement à ce que l’industrie pornographique et les stéréotypes assignés à la féminité nous laissent parfois penser, la pornographie féministe ou éthique ne capture pas le sexe sous l’angle exclusif des sentiments, de l’affection, de la douceur ou encore du sexe dit « vanille ». Elle aborde la diversité non seulement des profils qu’elle filme mais aussi des désirs et des sexualités. Ce qui différencie la violence que l’on peut retrouver dans l’industrie traditionnelle de celle que l’on retrouve dans la pornographie éthique et féministe, c’est le consentement, la sécurité et le désir qui encadrent et motivent les acteurs et actrices dans la réalisation de ce type de scène.
« Pour autant, tout ce qui est étiqueté éthique et féministe ne l’est pas nécessairement, et comme dans tout type de consommation, il faut savoir se renseigner sur ce que l’on consomme »
Revoir les conditions de travail des artistes X
Si l’expérience est différente pour l’auditoire de la pornographie éthique, elle l’est aussi pour ses travailleur·se·s du sexe. Les tabous les concernant recouvrent souvent d’un voile gris la question des conditions de travail et du salaire dans la pornographie traditionnelle. En effet, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un travail que ce dernier doit omettre les désirs, les plaisirs et les limites de ses travailleurs et travailleuses. Les rapports sexuels non consentis sont des viols et ne peuvent être standardisés sous prétexte qu’ils s’opèrent dans un cadre professionnel. Les réalisateur·rice·s de la pornographie éthique mettent donc au cœur de leurs productions les plaisirs et les fantasmes de leurs actrices et acteurs, qui ne sont de la sorte plus poussé·e·s dans leurs retranchements. Car dans l’industrie pornographique mainstream, il semble que les acteurs, et en particulier les actrices, sont soumis·es à un marché extrêmement concurrentiel au regard du caractère extrême des pratiques qu’il·elle·s doivent exécuter. Le consentement est dans ce cadre-là régulièrement nié, manipulé ou extorqué. Dans la pornographie éthique et féministe, l’acte sexuel se détache de l’imagerie traditionnellement phallocentrée ; il s’agit ici de déconstruire une narration du sexe qui débute à l’érection et se termine à l’éjaculation. La pornographie éthique et féministe aborde la question des plaisirs et redéfinit un cadre à l’acte sexuel qui n’est régi que par les désirs consentis de ses participants et participantes. L’accent est aussi mis sur le salaire des travailleurs et des travailleuses qui se doit de correspondre à l’engagement physique et émotionnel que requiert ce genre de format.
Le porno féministe apporte donc des discours divers quant à des sexualités tout aussi diverses, permettant de concurrencer le discours unique que propageait jusqu’ici le porno traditionnel ; des discours qui semblent enfin décomposer la question du tabou dont le flou profitait à l’industrie de la pornographie mainstream. Mais si la pornographie éthique attire l’attention des consommateur·rice·s à la recherche d’une pratique plus représentative et déontologique, cette transition a un coût. En effet, si l’industrie du X a habitué ses auditeur·rice·s à accéder à un contenu gratuit, la pornographie éthique ne capitalise pas sur la publicité au même degré que l’industrie pornographique traditionnelle. Ainsi, payer pour sa consommation de pornographie, c’est non seulement garantir un salaire et des conditions de travail convenables aux artistes, mais c’est aussi permettre à la pornographie éthique de gagner en notoriété en lui permettant d’effectuer des productions et des tournages plus coûteux et donc plus élaborés. Pour autant, tout ce qui est étiqueté éthique et féministe ne l’est pas nécessairement, et comme dans tout type de consommation, il faut savoir se renseigner sur ce que l’on consomme.