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Être sans exister

Apatrides examine le retrait rétroactif de la citoyenneté en République dominicaine.

Amélie Ducharme | Le Délit

À l’occasion du Mois de l’histoire des Noir·e·s, l’Office national du film du Canada (ONF) présente gratuitement sur sa plateforme en ligne Apatrides, le dernier long-métrage documentaire de la réalisatrice et productrice Michèle Stephenson. Le documentaire de Stephenson, qui mêle plans statiques et usage de caméras légères et en mouvement, se penche sur les tensions raciales et le statut d’apatride (être dépourvu·e de nationalité légale) sur l’île d’Hispanolia, où se situent Haïti et la République dominicaine. Apatrides est basé sur une trame narrative qui entremêle le conte de Moraime, jeune fille qui a fui le massacre des Haïtien·ne·s se trouvant en sol dominicain de 1937, aux luttes respectives contemporaines de l’avocate et militante Rosa Iris Diendomi-Álvarez, l’apatride Juan Teofilo Murat et la membre du mouvement nationaliste dominicain Gladys Feliz. 

« Tu es ici, mais n’existes pas »

En 2013, le documentaire explique qu’une résolution adoptée par la Cour suprême de la République dominicaine a « retiré la citoyenneté à toute personne ayant des parents haïtiens, avec effet rétroactif jusqu’en 1929, rendant ainsi plus de 200 000 personnes apatrides », c’est-à-dire sans nationalité légale. Des milliers de personnes d’origine haïtienne nées en République dominicaine se sont alors retrouvé·e·s dans une situation précaire ; ils et elles ne peuvent obtenir ni la nationalité de leurs parents ni celle du pays dans lequel ils et elles sont né·e·s.  

« Des milliers de personnes d’origine haïtienne nées en République dominicaine se sont alors retrouvé·e·s dans une situation précaire ; ils et elles ne peuvent obtenir ni la nationalité de leurs parents ni celle du pays dans lequel ils et elles sont né·e·s »

Apatrides offre un regard double sur la situation en contrastant la campagne électorale de Rosa Iris Diendomi-Álvarez, qui désire défendre les droits et revendications des milliers d’apatrides en République dominicaine, avec la lutte nationaliste républicaine et anti-immigration haïtienne de la politicienne Gladys Feliz. Le climat divisé et tendu dans lequel Diendomi-Álvarez milite est constamment souligné, et les inquiétudes de Feliz et de ses collègues à l’encontre de l’immigration sont dénoncées à travers les témoignages de plusieurs apatrides d’origine haïtienne. L’inaction du gouvernement dominicain vis-à-vis des messages haineux et des menaces grandissantes reçues par Diendomi-Álvarez et sa famille est aussi mise en évidence ; l’intensité de ces menaces deviendra telle que Rosa Iris sera éventuellement contrainte de demander l’asile aux États-Unis.

Miser sur la force des gens

Même si Apatrides rend compte des effets dévastateurs de la rétraction injustifiée de la citoyenneté de plusieurs apatrides dont celle de Juan Teofilo Murat, le documentaire de Stephenson évite le piège de la représentation des apatrides sous l’angle de la recherche axée sur les dommages (damage-centered research, tdlr). En effet, selon la chercheuse en études autochtones et en éducation Eve Tuck, la représentation basée sur la recherche axée sur les dommages, qui consiste à représenter des communautés vulnérables en se concentrant uniquement sur leurs problèmes et difficultés, peut être dévastatrice car elle contribue à perpétuellement réduire ces communautés à un statut unidimensionnel de marginalité. En démontrant notamment la détermination et la solidarité dont fait preuve la communauté majoritairement apatride avec laquelle Rosa Iris travaille et collabore, Apatrides évite ainsi l’impression de brosser un portrait réducteur de la situation tout en dénonçant de façon percutante les tensions raciales et xénophobes qui subsistent en République dominicaine. 

« Le documentaire de Stephenson évite le piège de la représentation des apatrides sous l’angle de la recherche axée sur les dommages (damage-centered research, tdlr)»

Apatrides peut être visionné gratuitement sur le site web de l’ONF.


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