« L’orgueil est un mépris de tout, sauf de soi-même »
Théophraste, maître de l’école péripatéticienne fondée par Aristote
L’orgueil est considéré comme l’un des péchés les plus pernicieux dans la religion chrétienne, sinon le plus pernicieux, à en juger par sa primauté dans la liste des sept péchés capitaux prononcée par le philosophe médiéval Thomas d’Aquin. Sa gravité tiendrait à sa prétention fondamentalement incompatible avec le christianisme : l’orgueil, d’après Thomas d’Aquin, serait l’attribution à ses propres mérites de qualités qui sont en réalité des dons de Dieu – et rien ne serait pire que de se comparer à Dieu. Il paraît que le philosophe sicilien n’aurait pas beaucoup apprécié Kanye West.
L’orgueil de Thomas d’Aquin prend la forme du mot latin superbia et partage donc sa racine avec le mot supériorité. Ce péché désigne ainsi un sentiment démesuré de grandeur, voire même un rejet de la supériorité de Dieu. Mais si l’orgueil est simplement une faute intellectuelle – en d’autres mots, une erreur d’estimation de notre valeur et de celle des autres –, pourquoi est-il considéré comme la faute morale la plus grave qui soit ? Pourquoi ne pas simplement le considérer comme une faute épistémique, soit un défaut de notre capacité de discernement ? Après tout, l’on ne reprocherait pas à un idiot de commettre une faute morale par le simple fait de sa crédulité.
La marche des orgueils ?
Avant de se demander si l’orgueil est une faute morale, faut-il bien pouvoir définir ce qu’est l’orgueil. Cette tâche n’est pas aussi facile qu’elle ne le paraît puisque l’orgueil peut aussi bien signifier l’arrogance que la prétention, la fierté, la vanité ou la suffisance.
« L’on ne reprocherait pas à un idiot de commettre une faute morale par le simple fait de sa crédulité »
En anglais, l’orgueil prend le nom générique de « pride », à la connotation parfois négative et parfois positive. La « pride march », par exemple, sert d’événement de célébration et d’acceptation des orientations sexuelles et des identités de genre. Cet événement ne se traduit toutefois pas par « marche des orgueils » en français – ce serait erroné (et problématique!) d’affirmer que les personnes queer le sont par orgueil. L’on traduit plutôt cela par « marche des fiertés ». La fierté désigne un sentiment de satisfaction de soi provoqué par un accomplissement ou par la possession d’une certaine qualité. Les personnes LGBTQ2+ marchent dans les rues pour proclamer leur identité et son acceptation, et non pas pour affirmer une quelconque supériorité par rapport à autrui.
L’orgueil est donc différent de la fierté, bien que la distinction ne soit pas toujours faite dans le langage courant. L’on entend trop souvent l’abus de langage « elle fait l’orgueil de sa famille » au lieu de « elle fait la fierté de sa famille ». Bien plus fort qu’un simple sentiment de contentement, l’orgueil semble plutôt vouloir dire une satisfaction excessive de soi. En ce sens, l’orgueil serait l’antonyme de l’humilité, que la philosophe Julia Driver définit dans Uneasy Virtue comme le fait de sous-estimer ses propres qualités. L’humilité comme l’orgueil seraient donc simplement des « croyances erronées », d’après la philosophe américaine, de simples erreurs d’estimation.
« L’orgueil est la même chose que l’humilité : c’est toujours le mensonge »
Georges Bataille, Le Coupable
Être ou ne pas être (un connard)
Le problème, c’est que l’on voit difficilement comment une croyance erronée peut constituer une faute morale. L’erreur toute seule ne fait pas l’injustice, car les injustices ne peuvent s’exprimer que dans les actions. Si, par exemple, un citoyen exprime une opinion erronée sur la culpabilité d’une personne accusée de meurtre, ce citoyen ne commet, en se trompant, aucune injustice. Si, par contre, un juge prononce un innocent coupable et le condamne à l’emprisonnement, alors le juge commet ce faisant une injustice. Si l’on veut juger la moralité de l’orgueil, il faudra donc se concentrer sur l’attitude de celui qui est orgueilleux. Et c’est exactement ce que fait le philosophe californien Aaron James.
Dans son ouvrage Assholes : A Theory, Aaron James explore la condition d’être un « connard » (« asshole », en anglais). Est connard celui qui traite les autres comme si leurs intérêts avaient moins d’importance que les siens, soit celui qui coupe la file d’attente au Starbucks ou qui écoute de la musique à plein volume dans la bibliothèque. Le connard serait donc un orgueilleux qui agit en fonction de sa perception gonflée de soi.
Est aussi connard celui qui est « trop orgueilleux pour changer », celui qui est non seulement coupable d’une faute intellectuelle mais ne se laisse pas corriger dans sa faute. Le fait de ne pas écouter les conseils d’autrui relève d’une conception exagérément positive de soi et d’un manque d’appréciation pour l’opinion d’autrui. Le mépris d’autrui peut rendre sourd. L’orgueilleux n’est donc pas celui qui chante dans les rues pendant la marche des fiertés, mais plutôt celui qui lui crie dessus et refuse de changer ses propres opinions.
« L’orgueil de son travail rend, non seulement la fourmi, mais l’homme cruel »
Léon Tolstoï
Vice ou péché ?
En somme, l’orgueil se présente comme une attitude non vertueuse ou, comme le dirait Thomas d’Aquin, un « vice ». Il n’est pas lui-même un péché (au sens d”«action immorale »), mais plutôt une tendance à commettre certains péchés. L’orgueil peut ainsi souvent s’accompagner d’attitudes immorales telles que la vanité. Comme l’écrit le philosophe Arthur Schopenhauer, « l’orgueil est la conviction déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les rapports ; la vanité, au contraire, est le désir de faire naître cette conviction chez les autres ».
Pour Thomas d’Aquin, l’orgueil n’est pas un vice quelconque mais carrément le « commencement de tout péché ». Dans la mesure où il « appartient à l’orgueil de ne vouloir pas se soumettre à un supérieur et surtout de ne vouloir pas se soumettre à Dieu », l’orgueil est la porte vers toutes les autres déviations de la parole divine, dont les six autres péchés capitaux.