Afin de mieux comprendre les enjeux politiques derrière les manifestations à Ottawa, Le Délit s’est entretenu avec Daniel Béland, professeur de sciences politiques à l’Université McGill et directeur de l’Institut d’études canadiennes à McGill.
Le Délit (LD) : Les cammioneur·se·s sont-il·elle·s vraiment « une minorité marginale » comme l’entend Justin Trudeau ?
Daniel Béland (BD): Premièrement, ce ne sont pas tous des camionneurs. Il y a beaucoup de manifestants, y compris ceux qui campent à Ottawa, qui ne sont pas du tout des camionneurs. Mais il faut regarder ceci : qui est derrière ce mouvement ? Qui l’organise ? Qui le finance ? Oui, si on regarde les organisateurs du Convoi, on voit que ce sont des gens qui sont, en général, proches de l’extrême-droite, ce sont des gens qui veulent changer le gouvernement et qui demandent l’abolition du Parti libéral du Canada. Mais leurs projets politiques radicaux ne sont pas nouveaux et ont commencé avant même la pandémie. C’est du populisme de droite et même d’extrême-droite. En même temps, il faut séparer le grain de l’ivraie et dire que certains manifestants ne sont pas nécessairement des gens d’extrême-droite.
« En même temps, il faut séparer le grain de l’ivraie et dire que certains manifestants ne sont pas nécessairement des gens d’extrême-droite »
Daniel Béland, professeur de sciences politiques à l’Université McGill
LD : Pourquoi est-ce que ça a pris trois semaines pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence ?
DB : Si on avait agi plus tôt, si la police d’Ottawa avait mieux fait son travail, on ne serait pas dans cette situation-là. C’est sûr que Trudeau aurait pu intervenir avant, il y a un manque de leadership de sa part, mais aussi de la part de la police provinciale et de la ville d’Ottawa. Pour un bout de temps, ils se sont jetés le blâme et pointés du doigts mais en fait, il y a un problème de coordination, de leadership. C’est pourquoi le gouvernement a dû invoquer la Loi sur les mesures d’urgences pour la première fois depuis 1988. Trudeau a finalement décidé que son gouvernement prendrait la responsabilité pour le retour à l’ordre, à la gestion, qu’on a laissé pourrir sur le terrain. Ce n’est pas juste le gouvernement fédéral ou la GRC [la Gendarmerie Royale Canadienne, ndlr], c’est surtout, je pense, la police d’Ottawa et, dans une moindre mesure, la police ontarienne.
LD : Est-il donc vrai que certain·e·s policier·ère·s étaient impliqué·e·s dans les manifestations ?
DB : Oui, on a vu quelques exemples, notamment dans les forces armées avec des policier·ère·s qui soutiennent les manifestant·e·s, qui les embrassent en public. C’est sans doute une minorité mais c’est un enjeu, notamment à Ottawa, où certains policiers ont l’air de soutenir au moins implicitement certaines des revendications des manifestants. Mais encore là, je pense que c’est un problème de leadership plus qu’autre chose. C’est aussi un enjeu important en matière de sécurité publique mais on avait déjà des cas avant de gens dans les forces armées qui étaient proches de l’extrême-droite. C’est le devoir de l’armée, du corps policier d’identifier ces personnes-là et d’imposer des mesures.
LD : Comment le fait d’attendre trois semaines avant d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence donne un avantage partisan à Justin Trudeau ? Est-ce que le Parti conservateur perd des points politiques ?
DB : C’est une situation complètement politique. Les conservateurs essaient d’exploiter ça. D’ailleurs, Erin O’Toole est tombé en partie parce qu’il n’était pas assez enthousiaste envers les manifestants. Justin Trudeau veut jeter le blâme sur les conservateurs alors que ces derniers jettent le blâme sur Trudeau. Les conservateurs disent que si Trudeau avait accepté de rencontrer les manifestants, s’il avait accepté de changer les mesures de Santé publique, la situation serait réglée. Oui, on se pointe du doigt de tous les côtés dans la Chambre des communes. Trudeau a quand même pris un risque en invoquant la loi et si la situation ne revient pas à la normale rapidement à Ottawa, les gens vont se dire « non seulement vous avez pris des mesures exceptionnelles, mais vous n’êtes même pas capable d’accomplir votre mission ». Il y a beaucoup de tension dans l’air.
« Les manifestants et les gens qui les soutiennent, c’est une minorité de la population assez significative, surtout dans l’Ouest. De l’autre côté, on a des citoyens, des habitants, des travailleurs qui ont peur de perdre leur emploi, qui sont fâchés »
Daniel Béland, professeur de sciences politiques à l’Université McGill
LD : Est-ce que la loi s’applique uniquement au territoire d’Ottawa ?
DB : Ça peut s’appliquer soit dans une province, ou bien ça peut être géographiquement spécifique. C’est vrai qu’en ce moment, les actions policières visent la situation à Ottawa, mais il y aussi la question des postes transfrontaliers. Il y a plusieurs premiers ministres qui sont contre l’application de la loi à l’échelle provinciale. Ça pourrait éventuellement accentuer les tensions intergouvernementales si jamais ces mesures devaient être de plus en plus générales. Si la loi se généralise, il y aurait de gros problèmes au Québec, de grandes tensions entre le gouvernement Legault et Ottawa.
LD : Comment les manifestants ont-ils réussi à contrôler le centre-ville ?
DB : C’est d’abord et avant tout un problème de police. On aurait pu fermer l’accès au centre-ville d’Ottawa à ces camions, à ces manifestants, et on a fait l’erreur de les laisser se stationner devant le Parlement. C’est un contrôle de l’espace, les camionneurs ont réussi à se stationner parce qu’il n’y avait pas de résistance policière. Là, la portée symbolique est énorme : s’ils s’étaient stationnés en banlieue, ça aurait été différent. La police a mal fait son travail. Je pense qu’on aurait pu prévenir ça, tout simplement.
« On a sous-estimé la persévérance et les moyens financiers et organisationnels du Convoi et on a laissé la situation pourrir »
Daniel Béland, professeur de sciences politiques à l’Université McGill