Dix ans plus tard, le Québec se souvient et le souffle du printemps érable se fait de nouveau sentir. Alors que de nombreuses associations étudiantes ont voté des grèves cette semaine pour la gratuité scolaire et la justice climatique en commémoration de la plus grande manifestation du printemps érable qui comptait, le 22 mars 2012, entre 100 000 et 200 000 participant·e·s, Le Délit vous raconte la crise étudiante à travers les témoignages de ceux·lles qui l’ont vécue, de près ou de loin.
→ En complément : Chronologie du printemps érable
« Il y a bientôt 10 ans jour pour jour, alors que le printemps érable battait son plein, mon école secondaire votait une grève de trois jours à majorité de 91% en soutien au mouvement étudiant. Cela faisait plusieurs semaines que j’arborais fièrement le carré rouge, du haut de mes 13 ans, comme nombre de mes collègues de classe. Nous envisagions déjà notre arrivée sur les bancs d’universités qui allait se faire, pour certain·e·s, plus vieux·illes, quelques années plus tard, et nous avions compris l’importance de nous battre contre la hausse des droits de scolarité. Il en allait de l’avenir de notre éducation. Durant ces trois jours de grève, autour du 22 avril 2012, nous étions des centaines à nous lever à 5h30 et à nous diriger vers les lignes de piquetage, peinture rouge au visage. Toute la matinée durant, nous gardions vaillamment les portes de notre école, avant de nous diriger au centre-ville afin de participer aux manifestations en après-midi. 10 ans plus tard, les souvenirs de ce printemps mouvementé et le son des casseroles sont encore gravés dans ma mémoire »
Aymeric L. Tardif, Éditeur Société (Opinion)
« Le printemps érable était super inspirant pour moi. J’étais encore au primaire à l’époque. Je voyais le mouvement des casseroles et je me disais : « Moi aussi, je veux faire du bruit ». C’est peut-être ça, dans le fond, qui m’a encouragée à m’impliquer dans la mobilisation étudiante pour la justice climatique. Les manifs, c’est bien sûr des revendications, mais c’est aussi toute une ambiance. Crier à l’unisson, être en ligne de front, marcher aux côtés de milliers de personnes, c’est assez indescriptible comme sentiment. Tout autour de toi, c’est effervescent, uni et beau. Tu deviens émotionnelle assez rapidement. 2012, c’était aussi ça, et il·elle·s nous ont montré le chemin. Je me souviens d’avoir découpé des ronds verts dans les locaux de Greenpeace en préparation à la manif du 27 septembre 2019, et je me dis que ce ne devait pas être si différent de découper des carrés rouges ! Je le vois un peu comme l’héritage du printemps érable pour les jeunes d’aujourd’hui et sur les générations à venir. Une sorte d’appel à la mobilisation, à la défense de nos droits collectifs, à un monde plus inclusif »
Natacha Papieau, Coordonnatrice de la correction
« Dans ma banlieue de la Rive-Sud, le printemps érable se faisait moins remarquer : le bruit des casseroles et des grosses manifestations de Montréal ne se rendait pas jusqu’à nous. Ce qui n’est pas pour dire qu’on ne vivait le mouvement qu’à travers la télévision. Pour moi, le printemps érable, c’était des débats échauffés à table entre mon frère, à l’époque étudiant à l’université, et mes parents, qui soutenaient le mouvement, mais s’inquiétaient de l’intransigeance de certains groupes étudiants ; c’était aller en famille dans une manifestation dans notre ville rassemblant une cinquantaine de personnes ; c’était voir dans Le Devoir une photo de mon frère en train de se faire arrêter ; c’était mettre un carré rouge sur mon sac d’école. C’était aussi convaincre une amie de sortir dans la rue taper sur des casseroles, seulement nous deux ; par conviction, mais aussi pour le sentiment de contribuer à un mouvement plus grand, même s’il était bien loin de nous »
Louise Toutée, Éditrice Société (Enquête)
Les coulisses du mouvement
Le succès de la grève de 2012 a ce qu’il faut pour redonner confiance aux mouvements de contestations étudiants. Cela peut cependant mener à oublier les nombreuses grèves au Québec, étudiantes ou non, qui n’aboutissent à aucun gain concret. On peut penser notamment à la grève du printemps 2015, ou même aux grèves plus récentes pour la justice climatique. Quel a donc été le secret de la grève de 2012 ?
Pour Martine Desjardins et Joël Pedneault, les raisons de ce succès se trouvent en partie dans une préparation solide qui s’est échelonnée sur les années précédant la grève. « On parle beaucoup de 2012, mais ça a quand même commencé plus tôt », explique Martine Desjardins. Au cours des années précédentes, la FEUQ avait déjà réalisé une étude sur les conditions de vie étudiante à travers les universités, en passant en entrevue des étudiant·e·s de plusieurs universités, tous niveaux d’études confondus. « On a réalisé que ce n’était pas vraiment rose : les étudiants s’endettaient plus que la moyenne canadienne, ils travaillaient plus aussi – 19 heures par semaine, ça n’a aucun sens. Dans ces conditions, on voyait mal comment ils pouvaient faire face à une hausse de 75%. » Le spectre d’une hausse des frais de scolarité planait sur le milieu étudiant bien avant l’annonce officielle du gouvernement en 2011. Joël Pedneault se rappelle une tentative de grève à l’automne 2007 : le gouvernement Charest avait à l’époque annoncé un dégel des frais de scolarité pour une augmentation de 50$ par session pendant cinq ans. Cela soulevait une question évidente : qu’allait faire le gouvernement en 2012, à la fin de la période de cinq ans ? « On se doutait bien qu’il n’allait pas regeler les frais de scolarité, raconte Joël. Ça a fait en sorte qu’en 2007, on savait déjà qu’en 2012, il y aurait probablement un autre conflit, une occasion de mettre de la pression sur le gouvernement. Ça nous a donné du temps. »
« On parle beaucoup de 2012, mais ça a quand même commencé plus tôt »
Martine Desjardins, présidente de la FEUQ en 2012
Ce temps de préparation, les associations l’ont utilisé pour faire tout le travail préalable nécessaire à une mobilisation : faire connaître les associations ; dénicher des leaders étudiant·e·s en regardant au-delà des milieux traditionnels, comme dans les équipes sportives ; organiser de petites grèves d’une demi-journée ou d’une journée. « L’idée, c’était de tester nos assemblées générales, de voir quels étaient les bons arguments, les bonnes questions et les bonnes réponses qu’il fallait proposer », explique Martine Desjardins. En effet, il était crucial pour le mouvement étudiant d’adapter le discours aux différents milieux. La mobilisation de l’Association étudiante des cycles supérieurs de l’Université McGill (AÉCSUM), qui était affiliée à la FEUQ, en était un bon exemple. « Encore aujourd’hui, je pense, traiter l’éducation comme un bien commun est quelque chose qui n’est pas très bien compris du côté anglophone. Il fallait donc y aller avec l’enjeu de l’endettement et parler d’accessibilité aux études, et là ça répondait », raconte Martine Desjardins. Finalement, plusieurs actions symboliques ont été organisées pour faire connaître l’enjeu de la hausse des frais de scolarité. À Concordia, une association avait lâché dans un hall de neuf étages 1000 ballons qui avaient flotté jusqu’en haut, pour représenter la hausse des frais. « Ça avait enragé les gens de la sécurité là-bas », se rappelle Martine Desjardins.
Cette planification s’est révélée encore plus précieuse alors que la grève étudiante se mettait en branle. Pour Joël Pedneault, une des raisons du succès de la grève est l’approche méthodique de la mobilisation, approche qui avait pour but d’éviter des moments de démobilisation – comme un gros cégep qui aurait voté contre la grève et qui aurait brisé le momentum. « Il y avait tout le temps un genre de système de calcul, de paliers ; c’était cybernétique leur affaire. » Le plan de la FEUQ, explique Martine Desjardins, était de s’assurer d’avoir le plus de facultés en grève le 22 mars. « Il fallait cibler à quel moment les gens partaient en grève. Ceux qui étaient les plus réticents, il fallait les prendre à la fin, pour avoir la force du nombre, raconte-t-elle. L’idée était de préparer le terrain de façon assez cartésienne. Il n’y avait pas grand-chose qui était laissé au hasard. »
« On a rebrandé toutes les affaires pour éviter qu’on soit pris dans nos discours idéologiques, parce qu’on ne s’en serait pas sorti autrement »
Martine Desjardins, présidente de la FEUQ en 2012
Au-delà de la planification, un des éléments clés, selon Martine Desjardins, a été le pragmatisme du mouvement, qui avait un objectif clair et réaliste. Selon elle, c’est ce qui a manqué au mouvement du printemps 2015, dont les demandes étaient nombreuses et éparpillées. « En 2012, rappelle-t-elle, chacune des associations avait des positions sur la gratuité scolaire, le gel des frais, les indexations ; mais elles ont toutes laissé tomber leur positionnement idéologique pour être juste contre la hausse. » Cette alliance entre différentes associations étudiantes n’allait pourtant pas de soi. L’ASSÉ, mouvement à l’origine de la CLASSE, s’était formé en 2005 « pour tuer la FEUQ », qu’elle considérait traître du mouvement étudiant en négociant avec le gouvernement sur l’enjeu des aides financières aux études. Il a donc fallu unifier ces associations aux visions totalement différentes. « Aucun groupe étudiant ne tenait de discours sur la gratuité scolaire, explique Martine Desjardins. C’était un choix réfléchi et stratégique ; c’est la même raison pour laquelle on a rebrandé toutes les affaires pour éviter qu’on soit pris dans nos discours idéologiques, parce qu’on ne s’en serait pas sorti autrement. »
Pour Joël Pedneault, le succès de la grève s’explique aussi par le timing de celle-ci, tout autant sur le plan du contexte québécois que du contexte global. « On sentait que la soupe était chaude, que le peuple était prêt à ça. Il y avait comme un genre d’“écoeurantite” par rapport à ce gouvernement libéral. » D’une manière plus large, il juge que la grève des carrés rouges s’inscrivait dans un mouvement mondial. « C’était un peu l’aboutissement d’un cycle, du mouvement altermondialiste, avec la mobilisation de 1999 à Seattle, puis contre la zone de libre-échange des Amériques en 2001, explique-t-il. Ça a fait en sorte qu’il y avait une génération de gens qui, en 2012, avaient à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui et qui étaient en mesure de transmettre des connaissances militantes ainsi que l’énergie et la détermination nécessaires à des gens plus jeunes. »
Que reste-t-il du printemps érable ?
Pour David Deault-Picard, le fait qu’on n’entende plus parler de hausse de frais de scolarité depuis 10 ans est sans doute la plus grande victoire du mouvement de 2012. « Pour moi, affirme-t-il, c’est le signe qu’on a peut-être un certain consensus autour de ça. Je ne pense pas que l’éducation sera un jour gratuite, mais on a tout de même gardé des frais de scolarité bas dans le contexte nord-américain. En soi, le fait qu’on n’en parle pas, c’est une bonne nouvelle. »
À la suite de l’élection du gouvernement péquiste de Pauline Marois, une entente relative aux droits de scolarité est rendue début 2013 à l’occasion du Sommet de l’enseignement supérieur. Cette entente, toujours en vigueur, prévoit une indexation annuelle des droits de scolarité des résident·e·s du Québec en fonction de la croissance du revenu disponible des ménages par habitant·e. Selon un rapport gouvernemental du Comité consultatif sur l’accessibilité financière aux études, l’augmentation des droits de scolarité des résident·e·s du Québec a été de 25,71% sur neuf ans, soit une hausse totale de 557,40$ pour 30 crédits universitaires.
« On sentait que la soupe était chaude, que le peuple était prêt à ça. Il y avait comme un genre d’“écoeurantite” par rapport à ce gouvernement libéral »
Joël Pedneault, vice-président de l’AÉUM en 2012
En moyenne, l’indexation des droits de scolarité en fonction des revenus des Québécois·es représente une hausse d’environ 2,3% par année, alors que l’inflation subit une augmentation d’environ 1,5% par an. Si on ajoute les frais afférents relatifs notamment aux services étudiants, les étudiant·e·s du Québec paient 875$ de plus aujourd’hui qu’en 2013 pour 30 crédits universitaires, comme le rapportait récemment Francis Vailles dans La Presse. Cela peut paraître beaucoup, mais la facture aurait été largement plus salée sans la victoire du mouvement étudiant. En effet, toujours selon le même article de La Presse, les droits de scolarité auraient subi une hausse de 2 300$ sur 10 ans en incluant les frais afférents si la hausse libérale avait été adoptée. Sans le printemps érable, les étudiant·e·s québécois·e·s paieraient donc aujourd’hui 1425$ de plus par année pour aller à l’université.
Pour David Deault-Picard, le printemps érable a montré à quel point les mouvements étudiants peuvent avoir de réels impacts dans la société. « À un moment donné, on a commencé à dire que la jeunesse d’aujourd’hui était plus individualiste qu’autrefois. Je crois qu’on a su prouver le contraire avec ce mouvement-là, affirme-t-il. Ultimement, ça a démontré que la démocratie, ce n’est pas juste de voter une fois aux quatre ans, elle peut être plus vivante que ça. »
Les associations étudiantes
Les événements de 2012, bien qu’ayant donné une visibilité sans précédent aux associations étudiantes, n’ont pas eu que des retombées positives sur ces dernières. Parmi les trois principales organisations, seule la FECQ, représentant des étudiant·e·s du cégep, a survécu à 2012. La FEUQ, elle, a été dissoute en 2015, et l’ASSÉ, qui avait créé le collectif la CLASSE, a cessé d’exister en 2019 ; même la TaCEQ, dont faisait partie l’AÉUM, s’est dissoute en 2014. Selon Martine Desjardins, l’échelle du mouvement de 2012 a peut-être été à double tranchant. « C’est difficile de revenir de ça, parce que ça a épuisé beaucoup de monde, physiquement, mentalement et monétairement aussi. » Selon elle, certaines personnes ont par la suite romantisé la grève, en oubliant les côtés négatifs qu’elle comportait au jour le jour, mais aussi à l’échelle des organisations. « Je pense qu’il y a encore des gens qui s’en vont dans les associations en espérant qu’il y ait quelque chose qui bouge, qu’il y ait des actions, puis ils sont déçus que ce soit en fait du travail de base, comme représenter les étudiants sur les différents comités, conseils académiques, etc. Ils doivent être un peu désillusionnés par cette réalité. » Le bilan de la grève a surtout créé un précédent préoccupant, non seulement pour les associations étudiantes, mais aussi pour les associations syndicales. Martine Desjardins affirme se souvenir d’avoir discuté avec des président·e·s de grandes centrales syndicales, comme la CSN, la FTC ou encore la CSQ. « Ils me disaient : “Ça va être difficile pour nous, on s’en va en négociation de convention collective. Si vous (les associations étudiantes, ndlr) vous écrasez après sept mois, et que ça a dû être réglé par des élections, qu’est-ce qui nous reste ? Si une grève de sept mois, ce n’est pas assez pour faire reculer le gouvernement, qu’est-ce qui va rester pour les syndicats par la suite?” »
« Les étudiants s’endettaient plus que la moyenne canadienne, ils travaillaient plus aussi – 19 heures par semaine, ça n’a aucun sens. Dans ces conditions, on voyait mal comment ils pouvaient faire face à une hausse de 75% »
Martine Desjardins, présidente de la FEUQ en 2012
Martine Desjardins ne regrette pas pour autant les choix de 2012, et affirme ne pas être particulièrement triste que la FEUQ se soit éteinte. « Quand on s’est rencontré en mai 2011 pour planifier ce qui s’en venait, on s’était dit qu’on était prêts à tuer l’organisation pour atteindre nos objectifs. » La FEUQ ne s’est par conséquent pas mise de l’avant durant les événements : elle a enlevé son logo des pancartes lors des manifestations et n’a pas fait de branding – contrairement à la CLASSE. Martine Desjardins ne pense pas non plus que les associations étudiantes sont aujourd’hui moins bien placées qu’elles ne l’étaient en 2012. « La grande différence avec ce qu’on a vécu en 2012, c’est qu’il y a quand même un respect de la part des gouvernements pour les associations étudiantes. » Dans le cadre de la gestion de la pandémie, note-t-elle, la ministre McCann parlait avec les associations nationales – ce qui, selon l’ex-leader étudiante, n’aurait jamais pu se produire sans le printemps érable. « Les gens ont vu jusqu’où ça menait, le mépris. »
La répression policière du côté des tribunaux
Plusieurs manifestant·e·s victimes d’arrestations arbitraires lors de manifestations en 2012 ont par la suite pris la voie des tribunaux pour obtenir des dédommagements. En 2017, par exemple, un juge a condamné la Ville de Montréal a verser 175 000$ à un manifestant blessé à l’œil par un fragment d’une grenade assourdissante lors d’une manifestation. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) n’utilise plus ce type de grenade dans le but de réprimer des manifestations.
Le 28 mai 2012, à Québec, les participant·e·s d’une manifestation nocturne se font encercler par des policiers du Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) et se font arrêter massivement en vertu de l’article 500.1 du Code de la sécurité routière (déclaré inconstitutionnel en 2015), qui interdisait aux manifestants·e·s d’occuper la chaussée de manière à y entraver la circulation. 84 personnes sont menottées à l’aide de bandes de plastique et sont ensuite déplacées à bord d’autobus qui quittent dans diverses directions. À la suite de ces événements, l’un des manifestants intente une poursuite contre la Ville de Québec et la Cour déclare que ses droits de nature constitutionnelle ont été violés. 4 000$ lui sont octroyés en guise de dédommagement.
Les manifestant·e·s ayant participé à la manifestation du 28 mai, ainsi que d’autres autour de cette date, n’ont jamais été appelés en cour, malgré qu’il·elle·s s’étaient vu remettre des constats d’infraction. Même s’il·elle·s n’ont jamais été déclaré·e·s coupables, ces dernier·ère·s ont lancé une action collective contre la Ville de Québec. En entrevue avec Le Délit, Me Enrico Théberge, l’un·e des avocat·e·s au dossier, explique que les manifestant·e·s cherchaient à savoir s’il·elle·s avaient réellement commis des actions illégales. Selon Me Florence Boucher-Cossette, une collègue de Me Théberge, l’essence de l’action collective était de faire valoir que les actions des policier·ère·s qui ont procédé à l’arrestation et à la détention des manifestant·e·s étaient illégales, car ils avaient bafoué leurs droits constitutionnels. L’ennui, c’est que, selon la Loi sur les cités et villes, on dispose de six mois après un événement préjudiciable pour poursuivre une ville. Une fois ce délai de prescription écoulé, on n’a plus aucun recours. Or, l’action collective a été lancée des années après les manifestations. Me Gabriel Michaud-Brière, qui travaille aussi sur l’action collective, explique que le succès de cette dernière dépend du succès de l’argument des avocat·e·s selon lequel le délai de prescription aurait en fait été suspendu ou, subsidiairement, qu’il est inconstitutionnel. Le procès a eu lieu en 2019 et la décision se fait toujours attendre.
« Quand ce sont des étudiant·e·s qui manifestent de manière pacifique, on les arrête, car il·elle·s sont faciles à gérer. Par contre, quand il s’agit de larges foules lors des manifestations contre les mesures sanitaires, il n’y a pas d’arrestations de masse. C’est inquiétant »
Me Enrico Théberge, avocat de manifestant·e·s
Toutefois, les avocat·e·s sont optimistes. « J’ai rarement été autant convaincue d’une cause que j’ai plaidée », affirme Me Boucher-Cossette. Elle croit cependant que les actions collectives ne sont pas de réels moteurs de changement : « C’est tellement lent et complexe. On parle d’événements qui se sont passés il y a 10 ans et on n’a toujours pas de réponse. » Me Michaud-Brière précise que peu importe le résultat, l’affaire a de bonnes chances de se retrouver devant la Cour d’appel du Québec et même devant la Cour suprême, ce qui veut dire qu’on ne risque pas d’avoir de réponse définitive avant plusieurs années.
En 2014, le rapport de la Commission spéciale d’examen des événements du printemps 2012 blâme le gouvernement Charest et la police pour leur gestion de la crise étudiante. Le rapport critique notamment les stratégies d’encerclement et d’arrestations de masse. Malgré cela, Me Boucher Cossette ne croit pas que beaucoup de choses ont changé dans les corps policiers. Pour Me Théberge, il semble y avoir un double standard : « Quand ce sont des étudiant·e·s qui manifestent de manière pacifique, on les arrête, car il·elle·s sont faciles à gérer. Par contre, quand il s’agit de larges foules comme on a vu à Ottawa et à Québec lors des manifestations contre les mesures sanitaires, il n’y a pas d’arrestations de masse. C’est inquiétant ».
Aller de l’avant
Aujourd’hui, l’héritage du mouvement des carrés rouges est toujours d’actualité, et pas seulement en raison des nombreux articles d’anniversaire sortis ce printemps dans les médias. Gabriel Nadeau-Dubois, que le printemps érable avait catapulté dans l’œil du public, est aujourd’hui solidement campé comme chef du deuxième groupe d’opposition et tentera de se faire élire comme premier ministre en automne prochain. D’un autre côté, Jean Charest effectue un retour en politique exactement 10 ans après avoir perdu le pouvoir, montrant que les conséquences du mouvement des carrés rouges ne sont pas permanentes.
Au-delà des personnalités médiatiques, l’influence du printemps érable se fait toujours sentir dans les mobilisations populaires, étudiantes ou non. Lors des grèves étudiantes et des manifestations pour la justice climatique, dont la plus importante a eu lieu le 27 septembre 2019, les sympathisant·e·s arboraient un cercle vert en feutre pour montrer leur soutien au mouvement, rappelant le carré rouge. Plus localement, l’occupation du bâtiment des arts par Désinvestissement McGill a choisi comme symbole un cercle rouge, mélange des symboles des luttes contre la hausse et de celles pour l’environnement. Le 22 mars, une manifestation pour la gratuité scolaire était aussi prévue à Montréal, à la date symbolique de la plus grande manifestation du printemps 2012.
10 ans plus tard, le défi pour les militant·e·s étudiant·e·s n’est pas seulement de préserver les acquis de 2012, mais aussi de sortir de l’ombre laissée par le mouvement. « Il faut réinventer la manière de se mobiliser », affirme Joël Pedneault, alors qu’on lui demande s’il a des conseils pour les nouvelles générations d’associations étudiantes. « Se dire qu’il faut essayer de reproduire 2012, je ne suis pas sûr que ça fonctionnerait. On est probablement au début d’un nouveau cycle, qui va réinventer ses propres manières de faire. » Pour Martine, il est aussi important de ne pas idéaliser le mouvement de 2012 et de ne pas voir la grève comme seul moteur de changements sociaux. Elle devrait plutôt être le dernier recours après l’échec des négociations et de toutes les autres méthodes. Et surtout, il faut encore et toujours planifier, et avoir des objectifs atteignables. « Ce n’est pas un discours qui est très amusant à entendre quand on a 20 ans », concède en riant celle qui, alors étudiante au doctorat, était déjà trentenaire durant le printemps érable. « Si à 20 ans on n’est pas un peu idéaliste, c’est un peu triste rendu à 40. »