Mon appartement a l’indécence d’une bouche fermée, pleine de secrets ramassés et de questions que personne n’ose poser. C’est un dépotoir laissé à lui-même, c’est la fin d’un trou, une fosse où les chiens ne peuvent pas tomber plus bas. Je ne le comprends pas, mais lui me connaît de fond en comble. Je l’aime comme une victime admire son assaillant.
En rentrant chez moi, je verrouille la porte et je vérifie qu’elle est bien fermée — même si le danger vient de l’intérieur. Je frappe des pieds sur le paillasson pour enlever la neige le temps que mes lunettes s’embuent complètement. Je les enlève et les pose sur le banc de l’entrée. Je garde mes chaussures, il ne faut pas se déchausser, même en hiver. Je n’ai pas le temps de perdre un orteil.
Mon appartement est une science et son propre laboratoire. Le sol grouille sous les semelles. Je sens que je marche sur des écosystèmes d’oursins et de coraux, dans une mer dont il ne reste que le sel. Il y a des graviers comme des épines taillées pointues. Entre les lattes du plancher, on enterre les épines, les aiguilles, les arêtes. Elles s’érodent les unes sur les autres, en grincements de dents. Le courant sableux égraine les cadavres. Je vois comme un plongeur qui ouvre les yeux doucement sous l’océan. Je cherche mes lunettes qui ne sont plus sur le banc où je les ai laissées. On dirait que je cache mes propres affaires pour ne pas les retrouver, mais ce n’est pas moi, ce sont les murs qui me volent. Ils sont poreux, attentifs et ils ont même des dents. Après m’avoir fait chercher dans les limites du visible, les bandits de plâtre me cèdent mes lunettes sur le banc. Les murs cleptomanes sont percés 32 fois par 32 portemanteaux. Les dents sont excessivement habillées et saturées. Quand j’ai emménagé, j’ai décidé de planter deux rangées de clous le long du couloir, pour accrocher tous mes manteaux dans l’entrée. J’ai dû en rajouter pour alléger les premiers. Rapidement s’empilaient des placards entiers sur chaque portant, le poids accumulé sur le métal le courbait en forme de crocs.
Je mets mes lunettes, l’entrée prend l’ambiance d’un cercueil et la ventilation d’une morgue. Chaque plante que j’y ai placée se brise en éclats de verre. Le parquet commence à fissurer comme le givre en formation. Les clous tremblent comme un enfant mal couvert. Je regarde, indifférent, je ne fais pas confiance à ce que je vois. L’intensité augmente avec ma résistance jusqu’à céder. Les vêtements, en procession, ondulent autour de moi et se mélangent par terre.
Le couloir est devenu un site de rituel et je suis leur offrande. Les vêtements se remplissent comme s’ils prenaient vie. Une veste me plaque au mur, à droite d’un clou. Deux gants animés, sous les ordres du manteau, me cassent toutes les phalanges pour que mes mains deviennent des sachets d’ossements. Les gants agitent mes membres disloqués, ils rient de mes marionnettes et s’amusent à me saluer en me serrant la main. Mes ongles devenus noirs, les gants me lâchent et prennent mes lunettes. Ils m’enfoncent les branches dans le blanc des deux yeux. Je pleure en rouge et je tombe en glissant sur le clou. La porte-mâchoire perce ma bouche sous le menton, décolle ma langue et ressort entre mes dents. Je fredonne et commence à chanter avec ce qu’il me reste :
Perché à mon clou, je
m’endors les yeux ouverts
Dans les filets de bave et
de sang, je rêve de
pêcheurs et de gros
poissons. Dans la bouche,
un hameçon
du poison
Je suis suspendu au mur comme un trophée de chasse
Par la langue
Je suis l’empalé de la mer Noire
Par la gorge
J’ai le mal de mer Rouge qui fait cracher du sang
Par les bouches
À la fin du sacrifice
Je suis la figure de proue que des pirates ont violée
Sur les lèvres, sur les lèvres
Je m’enlève du crochet
D’un coup, d’un coup, d’un coup sec
Mon rêve m’achève comme la
porte et du fil qui arrachent la
mâchoire d’un enfant.