Près de 70 ans après sa sortie, l’une des œuvres phares du Britannique George Orwell, 1984, se hisse parmi les ouvrages les plus vendus du moment. Cette soudaine ascension peut s’expliquer en partie par l’utilisation d’un terme par une des conseillères du Président des États-Unis de l’époque, Kellyann Conway. Lors d’une rencontre avec la presse, elle justifiait un mensonge émis par un de ses collègues en prétendant qu’elle détenait des « faits alternatifs ». Or, ce terme représente un oxymore : le fait, par définition, désigne ce qui est réellement arrivé ; un fait ne peut donc être alternatif que s’il n’est pas réellement arrivé.
L’expression employée par Conway rappelle la novlangue (newspeak, dans le 1984 original d’Orwell) dans laquelle des expressions antithétiques comme « la guerre, c’est la paix » ou « la liberté, c’est l’esclavage » ne sont dissonantes aux oreilles de personne. C’est la reconnaissance de cette dissonance qui aura nourri la résurgence de l’œuvre de George Orwell en 2017. Plus particulièrement, c’est la réalisation de la convergence entre la dystopie de 1984 et la réalité qui aura suscité le désir collectif de redécouvrir le monde de Big Brother.
La novlangue n’est pas le seul élément de 1984 que nous pouvons raccorder dans un contexte actuel : pensons à la surveillance massive opérée par certaines agences pour observer et juger chacun d’entre nous, que ce soit la NSA (National Security Agency) aux États-Unis ou le Parti communiste chinois. À vrai dire, il est possible de déceler des parcelles de réalité qui ressemblent étrangement à celles que nous trouvons dans les récits dystopiques de toutes sortes.
Ce qui distingue le plus souvent notre monde contemporain des représentations fictives de la dystopie est le fait que ces dernières se situent dans des mondes imaginaires plus technologiquement développés que le nôtre ou que les organisations sociétales de ces mondes sont très éloignées des nôtres. Ces différences créent une distance entre l’univers comme nous le vivons dans notre réalité et celui représenté sur un écran ou dans les pages d’un livre : quoique similaire, ce monde n’est pas le nôtre.
« La délimitation entre ce qui est réel (c’est-à-dire ce que nous croyons possible) et ce qui ne l’est pas repose sur l’expérience ou la connaissance du monde dans lequel nous vivons »
Changeons d’angle un moment et pensons aux autochtones des îles Andaman, une tribu qui n’a aucun contact avec le reste de l’humanité depuis des milliers d’années. Ces personnes ignorent tout de l’existence de l’écureuil jusqu’au téléphone intelligent. Imaginons maintenant que nous montrons à ces personnes deux extraits de film : le premier d’un film qui se veut réaliste (on peut penser à James Bond) et le deuxième d’un film qui se veut dystopique (on peut penser à Black Mirror). Sauraient-elles différencier ce qui se veut réel de ce qui se veut dystopique ? Confrontées à deux mondes qui leur sont inconnus, elles rationaliseraient probablement les univers de ces deux films comme étant tous deux issus du rêve.
Alors que les Andamanais estimeraient les deux univers comme imaginaires, nous nous arrêterions à celui qui nous est dystopique. C’est encore cette distance, soit la connaissance des limites de la technologie actuelle ou de l’organisation sociétale, qui nous invite à faire une distinction entre le film soi-disant « réaliste » et celui « dystopique ». Alors que les Andamanais pourraient expliquer les technologies des deux films par de la magie, nous savons que certains éléments du film « réaliste » (une voiture, par exemple) existent dans la réalité tandis que ce qui est affiché dans le film dystopique relève d’effets spéciaux ou numériques. Dans les deux cas, la délimitation entre ce qui est réel (c’est-à-dire ce que nous croyons possible) et ce qui ne l’est pas repose sur l’expérience ou la connaissance du monde dans lequel nous vivons.
Or, tout comme l’ignorance de la technologie de la part de certaines communautés autochtones n’empêche pas ce que nous savons comme réalité d’exister, nos expériences restreintes ne devraient pas nécessairement nous empêcher d’imaginer une soi-disant « dystopie » comme vraie. En gardant ceci en tête, il est désormais possible de porter un regard nouveau sur ces dystopies que nous voyions comme éloignées par une technologie inexistante ou une organisation sociétale singulière.
La dystopie est souvent perçue comme étant une représentation des réalités potentielles vers lesquelles l’humanité pourrait se diriger. Elles se veulent révélatrices de tendances qui nous entraînent sur une certaine voie, et dont une des escales est cette dystopie. La question se pose donc : cette escale, l’avons-nous déjà atteinte ?