Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai fini un livre. Voilà une affirmation bien préoccupante, étant donné que je suis l’éditeur Philosophie au Délit depuis un an et demi et que mon poste exigerait a priori que je sache dévorer des volumes et des volumes de pages dans de courts délais. Cependant, chaque fois que j’ouvre un livre, c’est comme si j’entrais dans une bataille frénétique contre des démons imaginaires qui tentent de tout faire pour me détacher de ma lecture. Lorsque je lis, je me souviens soudainement de toutes mes obligations extérieures : le tas de vêtements sales me regardant avec dédain du coin de ma chambre, le devoir d’économie menaçant de ruiner mon futur, la facture de mon contrat téléphonique m’annonçant que je n’ai pas réglé mon compte depuis trois mois, et tant d’autres problèmes s’annonçant soudainement en cours de route. C’est comme si tous ces démons attendaient patiemment le feuillettement d’un nouveau livre pour me submerger de préoccupations.
La chute
J’ai toujours eu du mal à lire. Je me souviens d’une fois, au primaire, où l’on devait finir de lire un chapitre avant l’heure de la cantine. Mes camarades de classe avaient fini depuis plus d’une quinzaine de minutes alors que, moi, j’étais encore collé à mes pages au moment où la cloche sonnait. Je me souviens de ma frustration alors que l’enseignante croyait que je n’avais simplement pas essayé assez fort. J’avais pourtant vraiment essayé. J’avais essayé avec tout mon être d’entraîner mon cerveau à travers ces longues pages, phrase par phrase, mot par mot, afin d’accomplir la tâche assignée, sans succès.
« Ce n’est pas que je ne voulais plus lire – mes étagères pleines de livres intacts en témoignent – mais que je ne le pouvais pas »
Pendant presque toute ma vie, j’ai simplement accepté mon sort. J’ai accepté le fait que j’étais un lecteur lent et j’ai conçu des stratégies pour vivre avec le problème, souvent en trouvant des façons d’éviter de lire. Ce n’est pas que je ne voulais plus lire – mes étagères pleines de livres intacts en témoignent – mais que je ne le pouvais pas. À chaque fois que je tentais de déchiffrer un livre, même si j’étais motivé et que j’aimais le contenu de ma lecture, je n’étais tout simplement pas capable de lire plus de quelques pages en une séance.
Ensuite, je suis arrivé à l’université. D’un jour à l’autre, j’avais des tas et des tas de lectures à faire pour je ne sais plus quels cours de je ne sais plus quelles matières. Le peu de lecture pour le plaisir que je faisais encore à ce point, j’ai complètement cessé de le faire. Cela m’a en effet permis de suivre le rythme de mes cours plus facilement, mais je maintenais toutefois toujours une certaine frustration par rapport au fait que je ne lisais plus. Je sentais que j’étais en train de rater des mondes entiers d’expériences et de connaissances, et la peur d’événemanquer me tourmentait.
« J’ai décidé d’essayer quelque chose de nouveau : je me suis offert un abonnement au magazine The New Yorker »
Mais que pouvais-je faire ? La lecture me prenait toujours énormément de temps et d’énergie, et je n’avais aucune de ces deux choses à ma disposition, plongé dans l’agitation épuisante de mon quotidien. Même au Délit, en ma qualité d’éditeur Philosophie, je lisais toujours la quantité minimale nécessaire afin d’écrire mes articles, au risque de publier des médiocrités.
Le relèvement
Les choses ont continué ainsi jusqu’à ma troisième année à l’université, lorsque des problèmes de santé m’ont forcé à réduire ma charge de travail. Après quelques mois de repos, je me voyais soudainement avec de l’énergie que je ne devais plus dédier à mes cours. Voulant retenter ma chance dans le monde des lettres, mais conservant toujours une certaine peur des démons de la lecture, j’ai décidé d’essayer quelque chose de nouveau : je me suis offert un abonnement au magazine The New Yorker.
« J’ai peu à peu acquis une confiance renouvelée en ma capacité d’atteindre la fin d’un récit »
Soudain, un monde nouveau s’est ouvert à moi. J’ai découvert avec merveille un gigantesque catalogue d’articles aux allures de romans mais aux longueurs modestes : des portraits détaillés de célébrités multiformes, des réflexions profondes sur des sujets ordinaires, des fenêtres intimes dans les vies d’étrangers. Les récits courts du magazine, toujours racontés avec une légèreté et une proximité chaleureuses, m’offraient le plaisir de la prose sans l’angoisse attachée au fait d’être à plus de cent pages de la fin d’une histoire. À ma surprise, je me suis découvert un amour pour la nouvelle.
Alors j’ai commencé à lire davantage – m’aidant souvent de la fonction de lecture vocale offerte par le site du magazine. J’ai commencé à explorer des sujets et des registres qui tombaient en dehors de ma zone habituelle de confort, et j’ai peu à peu acquis une confiance renouvelée en ma capacité d’atteindre la fin d’un récit. Et qui m’aurait dit que celle-ci valait véritablement la peine ! Le monde des fins contient des richesses et des merveilles qui m’avaient toujours été inconnues. L’ouverture de ses portes s’est probablement avérée être la plus grande surprise dans ma nouvelle aventure littéraire.
Aujourd’hui, je peux triomphalement affirmer que cette aventure n’est pas encore conclue et que je lis toujours. Bien sûr, je peine encore parfois à attacher les mots d’une phrase entre eux, mais je me suis majoritairement défait de cette peur fondamentale de la lecture qui m’a hantée pendant si longtemps. Au moins pour le moment, je peux trouver une satisfaction dans le fait que les récits courts ne réveillent plus mes démons intérieurs.