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Quand se construire est politique

L’adoption internationale vue par Une histoire à soi.

Marie Prince | Le Délit

Une histoire à soi, documentaire d’archives réalisé par la réalisatrice et sociologue afroféministe Amandine Gay, offre un regard sur le récit de cinq personnes adultes âgées de 25 à 52 ans issues de l’adoption internationale. À travers un montage mêlant notamment des archives personnelles des cinq personnes reçues en entrevue et une narration assurée par les voix de ces dernières, le long-métrage se veut un « film politique » qui cherche à mettre en lumière et explorer les défis et conséquences identitaires de celles et ceux qui grandissent dans une famille adoptive hors de leur pays d’origine. Le documentaire présente ses protagonistes strictement à travers leurs archives personnelles, sans jamais dévoiler leur visage au moment de la narration. Ce choix peut permettre aux spectateur·rice·s de se concentrer davantage sur leurs récits d’adoption.

Une voix à travers cinq

Les 100 minutes d’Une histoire à soi sont entièrement narrées par les voix de Joohee, Anne-Charlotte, Niyongira, Mathieu et Céline, cinq personnes respectivement originaires de la Corée du Sud, de l’Australie, du Rwanda, du Brésil et du Sri Lanka, qui ont notamment comme point commun d’avoir été adopté·e·s par des familles françaises. Ce choix narratif permet ainsi à Gay de véhiculer un message politique qui souligne les conséquences des silences identitaires imposés aux personnes adoptées à l’international, sans elle-même s’exprimer verbalement à travers son documentaire et sans avoir recours à une voix hors champ plus détachée des récits. 

« Ainsi, en refusant de tenter de créer un sentiment d’objectivité, le documentaire arrive habilement à souligner la nature hétéroclite des expériences d’adoption tout en mettant en valeur les défis communs auxquels sont confrontées les personnes issues de l’adoption internationale »

En assumant pleinement la nature subjective des récits présentés dans le documentaire et en juxtaposant directement les voix des personnes représentées dans les archives montrées à l’écran, Une histoire à soi amplifie le sentiment d’intimité des récits présentés en mettant en valeur des nuances perceptibles seulement à travers les intonations et inflexions de voix des participant·e·s. Ainsi, en refusant de tenter de créer un sentiment d’objectivité, le documentaire arrive habilement à souligner la nature hétéroclite des expériences d’adoption tout en mettant en valeur les défis communs auxquels sont confrontées les personnes issues de l’adoption internationale. 

Ce choix narratif permet de souligner la puissance que peuvent avoir les œuvres basées sur des travaux de recherche approfondis qui sont ouvertement situés et politiques. En effet, selon l’anthropologue Stuart Kirsch, plutôt que d’être compromis·es par leurs efforts politiques, les réalisateurs et réalisatrices d’œuvres et de travaux basés sur la recherche qui défendent activement une cause, comme Une histoire à soi, sont d’autant plus encouragé·e·s à produire un travail d’archives de qualité, car ils et elles sont davantage tenu·e·s responsables pour les conclusions présentées par le résultat final de leur recherche que ceux et celles qui choisissent de réaliser une œuvre au ton dit plus « impartial ». 

Dans ce contexte, le documentaire de Gay est un excellent exemple de l’argument avancé par Kirsch : les récits présentés par l’œuvre sont soutenus par de nombreuses vidéos et photos provenant des archives personnelles des cinq participant·e·s, mais aussi d’anciennes unes de journaux et de vidéos issues de différents médias internationaux. Ce travail de recherche approfondi soutient efficacement le plaidoyer pour des informations plus transparentes concernant les origines des personnes adoptées. 

Se construire en tant que sauvé·e

Le documentaire de Gay aborde le mythe de l’adoptant·e occidental·e qui « sauve » un·e enfant à l’international d’une vie misérable. Ce mythe est exploré avec des personnes issues de l’adoption internationale. Cette approche permet d’offrir un regard sur les conséquences identitaires individuelles de ce mythe tout en explorant les mécanismes de l’imaginaire colonial impliqués dans le système d’adoption internationale. Céline raconte par exemple qu’elle s’était elle-même construit une identité de personne « sauvée » par sa famille adoptive, même si elle affirme que cette dernière n’a jamais tenté de lui faire accepter ce mythe. Cela a cependant changé le jour où elle a fait un voyage au Sri Lanka, qui lui a fait réaliser à quel point cet endroit ne représentait pas du tout la misère qu’elle s’était imaginée. 

« Le documentaire souligne la complexité des effets des relations de pouvoirs entre les pays dits “développés” et ceux perçus comme étant “en voie de développement”»

En témoignant de la nature insidieuse avec laquelle le trope du·e la sauveur·se occidental·e a été normalisé par Céline durant son enfance et l’image subséquemment négative qu’elle s’était faite de son pays d’origine, le documentaire souligne la complexité des effets des relations de pouvoirs entre les pays dits « développés » et ceux perçus comme étant en  « voie de développement » au sein du système d’adoption internationale. Les conséquences de ces dernières s’inscrivent même au niveau identitaire individuel des personnes issues de l’adoption internationale, lorsque celles-ci tentent de donner un sens à leur identité transnationale. 

Pour Niyongira, le mythe de la famille occidentale « sauveuse » a été vécu autrement ; maintenant adulte lors de la narration qu’il effectue dans Une histoire à soi, il affirme que, plus jeune, il avait accepté d’être adopté par une famille française, car son but secret était que sa famille adoptive fasse aussi venir en France les autres membres de sa famille biologique. Malgré cet espoir initial, il mentionne aussi la peur véhiculée par ce mythe, notamment au moment du génocide des Tutsi au Rwanda – dont il prend connaissance à travers les médias français -, lui qui a longtemps cru que si sa famille adoptive avait eu le pouvoir de l’amener en France, elle avait aussi le pouvoir de le renvoyer au Rwanda. 

Une histoire à soi présente le récit touchant de cinq personnes issues de l’adoption dans un format qui entremêle des récits de vie individuelle à des luttes collectives de la communauté issue de l’adoption internationale afin de créer un documentaire bien argumenté qui rejoint et sensibilise habilement les gens hors de cette communauté. Le plaidoyer pour rendre plus accessible l’information portant sur les origines des personnes adoptées est convaincant et résonnera certainement hors de la salle de cinéma. 

Une histoire à soi est présenté jusqu’au 1er septembre 2021 à la Cinémathèque québécoise.


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