Un vendredi soir de fin de session, lors d’un « chilling » chez une amie d’une amie dans le quartier du Plateau Mont-Royal, on pourrait dire que l’atmosphère était adéquate pour qu’un regroupement d’étudiant·e·s en sciences sociales puissent entamer des conversations sur la gestion de notre société. Assis sur un tabouret, bière Sapporo à la main, j’écoutais une jeune femme exprimer sa frustration envers la « droite », ainsi que leur manque de volonté à fournir des services sociaux et de l’aide adéquate à ceux qui en ont potentiellement besoin. En le temps d’une chanson (Bad Habits, de Ed Sheeran), elle arriva à la conclusion noire et blanche qu’il est impossible d’être « socialement progressif » tout en étant « fiscalement conservateur·rice ».
Malgré ma grande indifférence envers la gauche ou la droite, à moins qu’il soit question d’indications routières de mon·ma copilote lors d’une balade en voiture, je ne pouvais m’empêcher de mettre en question cette logique. La responsabilité fiscale ne devrait-elle pas avoir une place plus importante, tant à la Chambre des communes qu’à un party d’universitaires ambitieux·ses, lorsqu’on cherche des pistes vers un bien-être collectif équitable ?
Intervention gouvernementale et inflation
Avant de se lancer dans notre réflexion, définissons tout d’abord les termes « socialement progressif·ve » ainsi que « fiscalement conservateur·rice ». Être socialement progressiste ne veut pas dire voter pour Québec Solidaire et suivre Manon Massé sur Instagram. À mes yeux, le progressisme social signifie briser les chaînes du passé, en ayant une vision ouverte aux nouvelles idées ainsi qu’à de nouvelles réformes politiques afin d’atteindre un bien-être collectif optimal. Le conservatisme fiscal consiste tout simplement à porter une grande attention à nos dépenses afin de maintenir un budget équilibré, si l’on se base sur la vision d’Edmond Burke, homme politique et philosophe irlandais.
Cela étant dit, analysons maintenant le plus récent épisode où la « responsabilité fiscale » a été fortement politisée. Les derniers mois furent difficiles financièrement pour la famille québécoise moyenne, même si la COVID-19 semble passer d’une pandémie à une endémie. Et non, même s’il y a bien des raisons de ne pas aimer Vladimir Poutine en 2022, ce dernier n’est pas à blâmer pour nos malheurs actuels. Lors des deux dernières années, les dépenses faramineuses de nos gouvernements, à tous les paliers, ont eu comme effet secondaire indésirable de contribuer à l’inflation, qui a atteint des niveaux jamais observés depuis le début des années 90. Pour financer ces déficits, les gouvernements de nombreux pays ont augmenté la quantité d’argent mise en circulation. En effet, le gouvernement canadien a augmenté cette somme d’argent d’environ 30% depuis 2020 (sous la mesure M2, pour les mordus d’économie); ce total grimpe à environ 50% lorsqu’on exclut toutes formes d’actifs (sous la mesure M1), tels que l’argent sécurisé dans nos comptes d’épargne. Cela, combiné avec le fait que l’on s’attend à ce que le produit intérieur brut (mesurant la quantité de biens et services produits au Canada) soit approximativement au même niveau que celui de 2019, peut expliquer en partie pourquoi on semble payer plus cher pour tout ces jours-ci. Bien qu’il est certainement vrai que plusieurs facteurs peuvent contribuer à l’inflation, on peut comprendre aisément comment cette intervention gouvernementale a contribué à l’augmentation du coût de la vie actuel.
« La responsabilité fiscale ne devrait-elle pas avoir une place plus importante, tant à la Chambre des communes qu’à un party d’universitaires ambitieux·ses, lorsqu’on cherche des pistes vers un bien-être collectif équitable ? »
Imaginons que deux individus, nommons-les Béa et Benicio, soient les deux premiers humains envoyés pour habiter sur la planète Mars. Pour survivre, Béa, ancienne boulangère d’un charmant établissement de la rue St-Denis, décide de produire du pain ; Benicio, ancien employé au club-bar Le Rouge, décide de mettre à bon usage ses talents de mixologue pour produire des cocktails sur la Planète Rouge. Les deux individus ont besoin des produits de l’un·e et de l’autre afin de garder leur bonne santé ainsi que leur bon moral ; ils s’entendent alors pour s’échanger les fruits de leurs efforts en usant de dollars canadiens. Béa ne peut cuisiner que 10 pains par jour, et Benicio ne peut concocter plus de 10 cocktails. On réalise que chacun·e ayant cent, deux cents, ou même trois cents dollars en poche importe peu : Béa ne pourra pas demander plus de mojitos à Benicio s’il n’est pas en mesure de lui en offrir plus, et Benicio ne pourra pas savourer plus de petites miches que Béa ne peut cuisiner. Donc, si le gouvernement canadien décidait d’envoyer demain matin par fusée supersonique cent dollars de plus aux deux nouveaux martien·ne·s, nous ne verrions pas deux citoyen·ne·s avec un plus grand pouvoir d’achat, mais plutôt des cocktails et des pains plus dispendieux. En effet, si l’autre à plus d’argent dans sa poche, il sera en mesure de payer plus cher ! Nos deux martien·ne·s doivent donc payer plus de billets verts pour avoir un pain ou bien un cocktail. En d’autres mots, pour une somme fixe, un individu peut obtenir moins de biens et de services qu’auparavant.
Le problème – au Québec, au Canada, ainsi que dans bien d’autres endroits dans le monde depuis les deux dernières années –, c’est que face à cette augmentation d’argent mis en circulation et cette production stagnante, le·a citoyen·ne moyen·ne ne semble pas avoir reçu son 30% d’argent de poche supplémentaire (ou 50%, selon la mesure utilisée). Contrairement au monde de Benicio et Béa, notre économie est extrêmement complexe et semble mener à beaucoup d’inefficacité et d’argent perdu lorsque le gouvernement dépense sans imputabilité. En effet, moins le gouvernement est imputable, moins l’argent imprimé risque d’aboutir dans la poche du·e la consommateur·rice, que ce soit dû à de mauvais investissements ou à des scandales de corruption.
« Être socialement progressiste ne veut pas dire voter pour Québec Solidaire et suivre Manon Massé sur Instagram »
Salaires qui ne suivent pas
En effet, lorsqu’on compare la distribution d’argent liquide « imprimé » en 2020 et l’argent supplémentaire qui finissait dans notre poche cette année-là, quelques chiffres semblent ressortir. Malgré l’immense augmentation d’argent mis en circulation, le revenu annuel du·e la Canadien·ne moyen·ne n’a augmenté que de 4,3% en 2020. Certes, il est compréhensible que le·a Canadien·ne moyen·ne ressorte plus pauvre, en termes de revenus, après avoir passé à travers une crise sanitaire, mais cette disparité demeure très inquiétante. Cette augmentation d’argent mis en circulation devrait avoir un effet temporaire sur l’inflation ; il est à espérer que cette période temporaire ne soit pas de trop longue durée.
Si l’on regarde ce que l’avenir nous réserve, d’autres inquiétudes peuvent survenir. La hausse de l’inflation, notamment enclenchée par nos dépenses gouvernementales, sera-t-elle suivie par une augmentation de nos salaires ? En tenant compte d’une étude effectuée par la professeure en économie Jean Baldwin Grossman, il est raisonnable de s’attendre à une augmentation parallèle du salaire de divers métiers et du salaire minimum dû au désir à court terme de tout·e professionnel·le de maintenir un « avantage relatif » vis-à-vis de ceux·lles qui gagnent moins qu’eux·lles. Le salaire minimum québécois, ayant augmenté de manière significative entre 2021 et 2022 (passant d’un taux horaire de 13,50$ à 14,25$, une augmentation de 5,6%) laisse toujours à désirer en ce qui concerne l’augmentation du coût de la vie du·e la Montréalais·e moyen·ne (7,3%) ainsi que du·e la Québécois·e moyen·ne (7,3%). Considérant que le·a Québécois·e moyen·ne obtient 95% de son revenu de son salaire d’employé, il y a raison de craindre pour son pouvoir d’achat dans les années à venir.
Taux d’intérêts à la hausse
Une dernière réflexion peut être entamée afin de pleinement comprendre l’effet pervers sur le·a citoyenne moyen·ne, et notamment sur les ménages à faible revenu, d’une augmentation des dépenses gouvernementales nourrie par une augmentation de l’argent « imprimé » en circulation. Ces derniers temps, on a souvent entendu aux nouvelles que la Banque Centrale du Canada a augmenté son « taux directeur » afin de contrer l’inflation. Mais quel est ce taux « directeur » ?
« Contrairement au monde de Benicio et Béa, notre économie est extrêmement complexe et semble mener à beaucoup d’inefficacité et d’argent perdu lorsque le gouvernement dépense sans imputabilité »
Le taux directeur, déterminé par la Banque Centrale, va dicter le taux d’intérêt que chaque banque canadienne décide d’implanter, soit le montant d’argent qu’on doit « compenser » à la banque lorsqu’on rembourse un prêt, au-delà de la somme exacte empruntée. En d’autres mots, si Benicio, notre charismatique martien, décide d’acheter trois miches de pain à Béa aujourd’hui et de la rembourser demain, il lui devra peut-être sept dollars, soit deux dollars par pain et un dollar en guise de compensation pour son paiement décalé. Si Béa augmente son taux d’intérêt, elle va peut-être exiger deux dollars de compensation au lieu d’un seul ; Benicio devra donc à Béa huit dollars au lieu de sept. Nous voyons donc qu’augmenter les taux d’intérêt décourage les emprunts ! En nous décourageant d’emprunter, la Banque Centrale nous décourage de dépenser, ce qui ralentit nos achats et donc ralentit l’inflation. Cependant, cette politique monétaire est loin d’être idéale afin d’alléger les souffrances de la classe moyenne.
En effet, tous·tes ceux·lles qui n’ont pas eu le choix de faire un emprunt à long terme, que ce soit pour payer une hypothèque ou des études universitaires, se font prendre de court. Une jeune famille immigrante à faible revenu a beau faire attention à ses dépenses, elle n’a guère d’autre choix que d’emprunter de l’argent à la banque si elle veut s’acheter une modeste demeure dans l’arrondissement Saint-Léonard. Les parents signent le contrat avec la banque, remboursant le prêt à celle-ci sur 30 ans avec un taux variable, lequel fluctue selon le taux d’intérêt en vigueur. Lorsque le taux d’intérêt grimpe quelques années plus tard, cette famille vivant de chèque en chèque n’a aucune marge de manœuvre lorsque la banque lui demande d’augmenter ses paiements mensuels. N’ayant aucune action à la bourse, aucune fortune héritée de riches parents décédés, ces derniers se retrouvent, malgré eux, dos au mur. Ne pouvant plus se permettre leur maison, les parents doivent laisser les clés à la banque et changer d’adresse ; leur fille va devoir changer d’équipe de soccer, leur garçon ne pourra plus suivre ses cours de piano.
« Qu’on se considère à gauche, à droite, au centre, la tête à l’envers ou je ne sais quoi, nous n’avons pas le choix de considérer la responsabilité fiscale lors des prises de décisions »
Certes, tout le monde compose avec l’augmentation des taux d’intérêts, mais tous·tes ne sont pas en aussi bonne position pour se défaire de leurs dettes, donc des intérêts devant être remboursés à la banque. Une étude américaine démontre que pendant que le ratio de la dette sur le revenu (une bonne mesure de la capacité à rembourser une dette) du 5% des Américain·e·s les plus riches est demeuré constant entre 1983 et 2007, le revenu n’a fait qu’augmenter pour le 95% restant, particulièrement après le tournant du millénaire. Donc, même si les plus riches ont souvent les plus grosses dettes, ces dernières ne représentaient que 60% de la valeur leurs actifs (maison(s), voitures de sport, actions boursières, collection de vins français); le 95% restant voit ce ratio grimper à 140% de leurs actifs datant de la fin de la période d’étude. Il serait surprenant que cette inégalité soit corrigée en date d’aujourd’hui ; en effet, la tendance s’est fort probablement maintenue.
Donc, tout ça pour dire que le gouvernement n’aurait pas dû intervenir sur les marchés au début de la pandémie ? Rangez les fourches, cela n’est pas l’intention de cet article, ne vous inquiétez pas. Nous devons plutôt nous dire que les services qui semblent offerts « gratuitement », un financement pour un certain programme offert par « la bonne foi du gouvernement », ou même un beau chèque pour contrer l’inflation, ne le sont pas nécessairement. En effet, toutes les dépenses au-dessus de nos moyens finiront par nous revenir dans les dents de façon plus sournoise que l’on pense, particulièrement chez les moins nanti·e·s. Nous devrions songer à toujours tirer le plus de nos investissements, ainsi qu’à en faire le plus avec notre argent, en analysant l’ampleur des bénéfices et conséquences pour notre société. La responsabilité fiscale ne signifie pas un « laissez-faire » complet des gouvernements. Qu’on se considère à gauche, à droite, au centre, la tête à l’envers ou je ne sais quoi, nous n’avons pas le choix de considérer la responsabilité fiscale lors des prises de décisions. C’est même le cas pour le·a « socialement progressiste », s’il·elle se préoccupe réellement du bien-être de la société.