Je m’installe à une table pliante et je pense : « c’est la première fois que je mène une entrevue dans une église ». Devant moi, Hugo Fréjabise m’offre un café filtre. C’est ce que sa troupe de théâtre et lui ont pu négocier avec une église à Beaubien : un sous-sol pour leurs répétitions et une machine à café.
Le théâtre, au Québec, n’a jamais été simple. Pour exister, la relève doit penser le théâtre à côté des institutions et des voies traditionnelles. Outre la salle de spectacle, elle a recours à la rue, aux églises, aux parcs et même – quand il le faut – au centre commercial. Le Rassemblement Diomède, collectif d’artistes dans lequel Hugo Fréjabise est auteur et metteur en scène, fait rayonner le théâtre in situ à Montréal depuis 2018.
Du théâtre à la rue
Le mot « théâtre », du grec theatron, signifie « lieu où l’on regarde ». Mais Hugo rappelle qu’on se trompe toujours avec l’étymologie. Le theatron, en Grèce Antique, c’est avant tout la place publique, là où se passe l’action. On a trop cantonné le théâtre à un lieu fermé, à des institutions. Dans le théâtre, on trouve de la musique, de la danse, de la littérature. « J’utilise le mot théâtre pour tout », avoue-t-il en souriant. Pour lui, le théâtre est synonyme de communication, de jeu, de politique.
« Aujourd’hui, le poids de l’administratif est violent. Du moment où on demande une autorisation pour jouer quelque part, n’est-on pas dans une forme de torsion de l’art ?»
Hugo Fréjabise
L’important, pour la relève, est de mettre le théâtre au centre de la ville pour y inviter les gens démocratiquement. « Le théâtre, tel que nous le pensons, devrait rejoindre plein de personnes, mais dans les faits, il n’y a que 10% de la population qui va au théâtre », se désole Hugo. « Et si c’est plutôt la bourgeoisie ou majoritairement des personnes blanches qui y vont, ce n’est pas un hasard. Si telle personne voit du théâtre, c’est qu’elle a été amenée à le faire, que cette culture lui a été proposée. » Mais au-delà de la publicité et des tactiques de communication, comment proposer le théâtre comme culture ?
« Notre idée est de sortir le théâtre de ses salles, de jouer dans des endroits publics. C’est dans ces moments-là qu’il y a des frictions. Et tant mieux. Au théâtre, on dit souvent “le théâtre est fait pour déranger” mais est-ce qu’il le fait vraiment ? Aujourd’hui, le poids de l’administratif est violent. Du moment où on demande une autorisation pour jouer quelque part, n’est-on pas dans une forme de torsion de l’art ?» En posant la question, la relève cherche avant tout à ouvrir un dialogue. « Tout le monde est dérangé par tout le monde, c’est ça la société ! Il faut encore savoir converser et être en désaccord. Il faut jouer sur ce lien avec l’humain. »
Au printemps 2022, le Rassemblement Diomède avait lancé une invitation littérale. Après la présentation de leur pièce Le Banquet dans un parc, la troupe a festoyé autour d’un barbecue avec les spectateurs. « J’aime le côté sacré du théâtre, mais tout ça, ce n’est qu’une coquetterie. Ce qui est fort, c’est d’avoir du théâtre quotidien », dit Hugo. « Des pièces qui se jouent au parc, là où les gens tombent dessus par hasard. Mais pour imprégner la société de théâtre, il faut un énorme travail de pédagogie. »
Jouer ou ne pas jouer : telle est la question
Déranger, le Rassemblement Diomède n’a pas peur de le faire. En février 2022, en pleine vague pandémique, la troupe avait réussi à jouer sa pièce Hôtel Promontoire quelques fois au Complexe Desjardins avant de se mériter un avis d’éviction. À l’entrée du centre, un baladeur était fourni à chaque spectateur : c’est dans nos oreilles que s’échangeaient les répliques, incarnées par les acteurs silencieux qui jouaient discrètement autour de la fontaine.
« Le centre commercial emblématise ce besoin de paix : administrativement, on fait tout pour que les choses soient paisibles, confortables et dans ce sens-là, on interdit le dialogue »
Hugo Fréjabise
« On a choisi le centre commercial parce qu’un marché, historiquement, est un lieu où on peut discuter. Et à ce moment, c’était le seul endroit encore ouvert. On voulait jouer sur les flous juridiques. On ne cherchait pas à poser problème, on jouait aux heures de la fermeture des commerces. Reste qu’en quatre fois, on a perturbé ce gros système qu’est Desjardins. » En effet, lors de la dernière représentation, alors que la troupe jouait en bas, Hugo négociait seul avec les policiers. Je lui avoue que la scène m’avait amusée et avait ajouté au spectacle parce qu’elle faisait écho au propos de la pièce qui se déroulait dans mes oreilles ; une pièce sur le besoin de résister, incarné par le motif de la guerre qu’on attend, qu’on espère presque.
« Ce n’est jamais le bon moment pour se battre », acquiesce Hugo. « Le centre commercial emblématise ce besoin de paix : administrativement, on fait tout pour que les choses soient paisibles, confortables et dans ce sens-là, on interdit le dialogue. Le dialogue, la politique, c’est un petit peu la guerre. Les agents de sécurité ne veulent pas discuter. Ils veulent aplatir le discours, ont peur du désordre. La police n’arrêtait pas de répéter qu’en fait, ils étaient d’accord avec moi. Et ça m’enrageait. Je leur disais : arrêtez, ne dites pas ça. Vous avez le droit de nous mettre dehors, au moins ne faites pas semblant !» La démocratie du théâtre in situ s’étend aussi dans le jeu avec le public qui se demande : qui ici regarde avec moi ? »
Au-delà du rideau
Le problème de tout art dans une société capitaliste est la récupération, puis l’administration de ces questions artistiques par le système. J’interroge Hugo sur Joussour, une compagnie de théâtre qu’il avait cofondée trois ans auparavant au Liban, avec la scénographe Nadine Jaafar. Il confirme mes pensées : parfois, c’est plus difficile d’intégrer le théâtre dans une société occidentale aisée que dans un pays accablé de crises comme le Liban. « J’ai travaillé majoritairement à Ouzaï, avec des jeunes des bidonvilles qui n’avaient jamais fait de théâtre. Il y avait mille problèmes, mais en attendant, dans ces quartiers démunis, des jeunes dialoguaient, s’amusaient, devenaient vulnérables, se mettaient à nu. Est-ce qu’on est plus vrai sur scène ou dans la vie ? Derrière l’artifice du personnage, il y a de la vérité. Je me sens sincère à travers ces artifices-là. C’était très exotique pour eux, mais je me sentais pleinement dans ce que je devais faire au théâtre. Au Liban, tous les problèmes d’administration n’existaient plus. Les théâtres nous ouvraient leurs portes la semaine même. »
« Il faut utiliser les lieux désaffectés, les églises vides, les salles de théâtre. Proposons des soirées de la relève »
Hugo Fréjabise
La souplesse administrative et le dialogue semblent plus difficiles – ou plus longs – à Montréal. « Je le dis, mais je ne le dis pas trop fort. Ce n’est pas une question d’argent. À Beirut, on discutait, on se disputait, mais on arrivait à quelque chose. En Argentine, il y a des théâtres partout. Les directeurs de l’Université de Gaza font plein de choses. C’est révoltant d’avoir tout sous la main ici, mais de ne pas pouvoir en profiter. Il faut utiliser les lieux désaffectés, les églises vides, les salles de théâtre. Proposons des soirées de la relève. Ouvrons les théâtres douze heures par jour au lieu de deux. Ou du moins, commençons à en parler. »
En mai 2022, Hugo Fréjabise et d’autres protestataires ont manifesté à l’intérieur du Théâtre du Nouveau Monde. Chaque semaine, il aborde des questions de théâtre dans l’émission radiophonique Le Quatrième Mur. L’activité publique du Rassemblement Diomède est annoncée sur leurs réseaux.