Ma famille et mes amis tous réunis autour d’une table de restaurant, ils dégustent du poisson et des moules, du vin et de la bière espagnole, ma fumée de cigarettes et l’humidité de l’air. Le lieu m’est inconnu, même si le décor me dit l’inverse : des moustiques sous les étoiles, le bruit des vagues et l’odeur de la mer, le chant des cigales, le goût du sable envolé. Nous attendons, pour l’instant, je ne sais pas quoi. La scène est magnifique. La lumière jaune des lampadaires se reflète sur les paillettes de l’ombre à paupière de ma sœur. Mon ami engloutit des huîtres avec élégance, dans un silence mâché. Le visage de ma mère a rajeuni. Sa sévérité s’est effacée sous le sourire d’une enfant insouciante.
L’ambiance festive est soudainement écrasée par l’arrivée d’un monstre recroquevillé, affaibli par la vieillesse, la maladie, la solitude et toute l’infinité des punitions que nous inflige la vie. Sa peau flétrie et moisie ondule avec son pas difficile. Sa bouche boutonneuse dont s’échappent des respirations de bœuf est à moitié ouverte, une fenêtre restreinte sur les quelques dents jaunes qui s’attachent encore à sa mâchoire. Ses joues creuses témoignent d’une maigreur extrême, généralisée. La nuit le dissimule pour épargner le tableau abject qu’est l’entièreté de son corps. Il est laid, horriblement laid.
« Papa, papa ! », je m’exclame en courant vers lui. D’un naturel inouï, j’arrive à concilier la sensualité de ma famille et de mes amis avec la répugnance de mon père. Il devient le théâtre tout entier. « Cela fait longtemps que je t’attends ici, je savais que tu reviendrais, j’ai tant à te raconter. Papa, je t’aime. Comment vas-tu ? Que t’ont-ils dit à l’hôpital ? As-tu un prochain rendez-vous bientôt ? Veux-tu des moules ou du vin ? Papa je t’aime. Écoute les cigales ! Chaque année elles sont plus nombreuses. »
Il ne peut ni sourire, ni répondre, son visage est immobile. Je cherche dans ses yeux vides une réplique
de quelques mots, sans succès. Alors, j’attrape ce qu’il reste de ses mains osseuses, et je détourne le regard vers les étoiles. Avec nous, la symphonie estivale des insectes et les sifflets des navires.
Une puissante sirène de police s’élève jusqu’au quatrième étage de ma demeure parisienne et me sort brusquement de mon sommeil. Je me relève immédiatement, et pendant quelques millisecondes, mon inconscient élabore un plan pour aller retrouver mon père immédiatement, pour retourner regarder les étoiles dans le Sud de la France. Chaussures, téléphone, train, j’y serai en un rien de temps.
Nous sommes le 26 août 2022, à 4h06 du matin. Une larme, puis une autre, et toutes celles qui suivent, refroidissent mon enthousiasme. Je n’irai pas rejoindre mon père ce soir.
Quelle beauté de le revoir dans mes rêves ! Quelle horrible trahison que le réveil ! Je venais de l’apercevoir pour la première fois depuis six mois. Son personnage était réaliste : la maladie l’avait davantage dégradé pour le transformer en vieillard muet, en statue écœurante, en mourant absent. Et pourtant, ensemble, nous regardions les étoiles.
Pouvons-nous réellement accepter la disparition d’un être aimé ? Jour après jour, je fais le deuil de mon père, j’y travaille constamment, mais le soleil couché, les esprits nocturnes s’amusent à détruire mon progrès. Néanmoins, j’espère qu’ils continueront à le faire revenir. Je leur offre toutes mes larmes en échange de quelques secondes chimériques pour me tenir en silence à ses côtés.