Si la photographie documentaire préconise le recul du photographe pour un rendu de l’image plus objectif, Diane Arbus s’inscrit à la fois dans la continuité et en marge de ce principe, puisque l’interaction entre l’artiste et ses sujets occupe une place fondamentale dans son travail. Oscillant entre une distanciation et une complicité à l’égard de ses modèles, les portraits de la photographe américaine peuvent être appréciés à travers l’exposition rétrospective Diane Arbus : Photographies, 1956–1971 au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), qui dénombre près de 100 de ses photographies.
La place de l’artiste
Le regard photographique d’Arbus, caractérisé par son désir d’impartialité – refus du pathétisme, poses d’apparence figées, sobriété dans la composition monochrome –, détonne avec la diversité et la marginalité de ses sujets, qui suscitent des réactions par leur seule présence au sein de l’image. Le projet d’Arbus consiste moins à donner une tonalité expressive à ses images qu’à engager un dialogue avec les inconnu·e·s qu’elle prend pour modèles, afin que la photo porte les traces singulières de ce dialogue. Chaque image paraît chargée d’une histoire sous-jacente, et c’est probablement parce que photographier des inconnu·e·s dans la rue, ou encore à l’endroit même où il·elle·s vivent, nécessite une conscience réciproque entre photographe et modèles d’être engagé·e·s dans un processus de création mutuel. Les modèles d’Arbus sont bien souvent en même temps ses interlocuteur·rice·s, comme c’est le cas avec Homme tatoué à un carnaval, Md., 1970, un portrait où le regard caméra des sujets semble empreint d’une puissante force communicative. Si l’artiste américaine observe qu’il est « impossible de quitter sa peau pour celle de quelqu’un d’autre » (tdlr), son projet artistique tend pourtant à offrir des réponses à cette impossibilité, afin de comprendre ce qui nous individualise et nous différencie les uns des autres.
« Chaque image paraît chargée d’une histoire sous-jacente »
Préserver la maladresse
Toujours selon les mots de l’artiste, l’« image elle-même » importe moins que la valeur représentative de ses sujets. Ces derniers auraient une primauté dans la composition photographique, en ce qu’ils permettent d’attribuer, par leur simple présence, diverses significations à l’image. On peut par exemple déceler dans Femme avec un mannequin sans tête, N.Y.C., 1956 la place que le regard d’autrui occupe sur la perception de soi, sans pour autant rejeter la possibilité d’une mise en scène volontaire de ce détail par Arbus. La photographe américaine envisageait à ce titre la « maladresse » comme une constante dans son travail, ce qui expliquerait pourquoi elle n’aimait pas « arranger les choses » [tdlr]. On peut percevoir dans cette affirmation l’un des principes phares de la photographie documentaire qui consiste à intervenir le moins possible dans la composition pour ne pas la déposséder de son contexte réel de création. Mais l’ambition de Diane Arbus demeure aussi celle d’une artiste qui donne à voir l’existence à travers ses multiples visages : drag-queens, personnes en situation de handicap, riches ou défavorisées, issues de différents milieux ethniques et sociaux sont rassemblées dans une fresque rendant hommage à la condition humaine.
L’exposition Diane Arbus : Photographies, 1956–1971 est présentée au MBAM jusqu’au 29 janvier 2023.
Erratum : Dans la version initiale de cet article, il était écrit que l’œuvre Homme tatoué à un carnaval, Md., 1970 s’intitulait Tattooed Man at a Carnival (1970) et que Femme avec un mannequin sans tête, N.Y.C., 1956 s’intitulait Woman with a Headless Dummy (1956). Or, les titres officiels des œuvres sont Homme tatoué à un carnaval, Md., 1970 et Femme avec un mannequin sans tête, N.Y.C., 1956. De plus, l’œuvre Female impersonator holding long gloves, Hempstead, L.I.1959 a été erronément citée comme une oeuvre présentée dans l’exposition Diane Arbus : Photographies, 1956–1971 présentée au Musée des beaux-arts de Montréal alors que cette œuvre n’en fait pas partie.