Le jeudi 22 septembre dernier, à l’occasion du deuxième débat des chef·f·es, avait lieu un rassemblement d’une trentaine de personnes devant la nouvelle Maison de Radio-Canada pour réclamer un système électoral représentatif au Québec. Organisée par le Mouvement Démocratie Nouvelle (MDN) et la Coalition pour la réforme électorale maintenant!, la manifestation visait à exiger des chef·fe·s des partis politiques une réforme du mode de scrutin en place dans un prochain mandat.
En date du 26 septembre dernier, selon le modèle du site de projections électorales Qc125, la Coalition avenir Québec (CAQ) pourrait récolter jusqu’à 98 sièges sur 125 le 3 octobre, soit près de 80% des sièges à l’Assemblée nationale. Or, selon les projections, la CAQ ne récoltera pas plus de 40% du vote populaire. Cet écart entre volonté électorale populaire et représentation parlementaire, appelé distorsion, est engendré par le système électoral actuel au Québec, soit le scrutin majoritaire uninominal à un tour. Selon le MDN et la Coalition pour la réforme électorale maintenant!, les résultats des élections 2022 pourraient être les plus distordus de l’histoire. Pour ces mouvements pro-réforme, le changement du mode de scrutin devrait être une priorité pour les Québécois·es. Le Délit vous présente cette enquête afin d’inviter la réflexion sur les enjeux liés à la réforme du mode de scrutin au Québec.
Le débat d’un siècle
Même si la question de réforme du mode de scrutin est débattue dans les milieux politiques depuis plus de 100 ans, elle a commencé à susciter un plus grand engouement vers la fin des années 1960. « On vient juste de célébrer les 100 ans de René Lévesque, qui a déjà qualifié notre mode de scrutin comme étant “démocratiquement infect”», a déclaré Jean-Pierre Charbonneau, président du MDN lors de la manifestation jeudi dernier.
Au Québec, les résultats des élections provinciales de novembre 1998 avaient ranimé un intérêt pour l’enjeu du mode de scrutin. Le Parti libéral (PLQ) avait à l’époque subi une défaite malgré un pourcentage de voix plus élevé que le Parti québécois (PQ). En effet, le PLQ avait obtenu 43,5% des voix avec 38% des sièges tandis que le PQ avait obtenu 42,9% des voix avec 61% des sièges. C’est ainsi qu’en 1999 est né le Mouvement Démocratie Nouvelle, un organisme citoyen non partisan militant pour la réforme du mode de scrutin. La Coalition pour la réforme électorale maintenant!, formée notamment de groupes environnementaux, féministes, syndicalistes et communautaires, a vu le jour en 2019, à la suite de la victoire de la CAQ aux élections provinciales de 2018.
« Nous n’avons pas l’intention de lâcher le morceau et allons suivre le prochain gouvernement sur cette question », a affirmé Mario Beauchemin, vice-président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) devant le siège de Radio-Canada jeudi dernier. La CSQ, une organisation regroupant travailleur·se·s des secteurs public et parapublic québécois, est l’une des dix organisations impliquées dans le MDN.
Katherine Girard et Anne-Marie Boudreault-Bouchard, des manifestantes présentes au rassemblement, se sont impliquées au MDN dès qu’elles ont « compris comment le système électoral fonctionnait au Québec », ont-elles expliqué au Délit. « Le mouvement m’a beaucoup rejointe au niveau du message véhiculé », a ajouté Anne-Marie Bouchard, ancienne vice-présidente du MDN entre 2015 et 2018.
« Les distorsions créent de l’injustice. Il y a des partis qui sont surreprésentés, il y en a qui sont sous-représentés, il y en a qui ne sont pas représentés »
Jean-Pierre Charbonneau, président du Mouvement Démocratie Nouvelle
Jean-Pierre Charbonneau, ancien député péquiste et ancien président de l’Assemblée nationale, est l’actuel président du MDN. « Le système électoral actuel est un système qui a été conçu par les Britanniques en 1792 et qui favorise l’alternance de pouvoir entre deux partis », remarque-t-il en entrevue avec Le Délit. Selon Raphaël Canet, le coordonnateur du MDN, le scrutin uninominal majoritaire à un tour est inadapté à la réalité d’aujourd’hui, car il favorise un système bipartisan, soit « une réalité sociale bien différente de celle d’aujourd’hui ».
En effet, le mode de scrutin en vigueur au Québec et au Canada est un système dit « majoritaire » puisque les candidat·e·s sont élu·e·s à majorité relative. Il est donc possible qu’un·e candidat·e soit élu·e même s’il·elle n’obtient pas plus de la moitié des voix.
Dans chaque circonscription définie, le·a gagnant·e est la personne qui obtient le plus de votes. À l’échelle provinciale, le parti qui fait élire le plus de candidat·e·s forme le gouvernement, tandis que celui qui arrive second devient le parti d’opposition . Selon le MDN, les distorsions sont le principal problème causé par ce système de vote : le mode de scrutin actuel ne tiendrait pas compte du vote populaire des électeur·rice·s.
Prenons par exemple les résultats des élections de 2018 : la CAQ avait gagné avec 37,42% du vote populaire, mais avait fait élire 74 des 125 élu·e·s à l’Assemblée nationale, soit 59,2% des sièges. En contrepartie, le PQ avait obtenu 17,06% des voix mais uniquement 10 sièges à l’Assemblée nationale, soit 8% du total.
« Les distorsions créent de l’injustice. Il y a des partis qui sont surreprésentés, il y en a qui sont sous-représentés, il y en a qui ne sont pas représentés », a déploré M. Charbonneau en entretien avec Le Délit. « Le résultat est que la gouvernance de la société ne se fait pas comme elle devrait se faire », a‑t-il ajouté. Une des conséquences de ces distorsions est le manque de représentativité à l’échelle régionale. C’est là une des critiques les plus virulentes du mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour. Par exemple, seulement deux des 27 député·e·s élu·e·s en 2018 sur l’île de Montréal sont caquistes. Il est donc plus difficile pour les élu·e·s de l’île de Montréal, à majorité libérale, d’influencer les politiques gouvernementales en fonction des intérêts des personnes de leur circonscription.
« Le résultat est que la gouvernance de la société ne se fait pas comme elle devrait se faire »
Jean-Pierre Charbonneau, président du Mouvement Démocratie Nouvelle
En entretien avec Le Délit, Éric Bélanger, professeur de science politique à l’Université McGill, a souligné les tensions causées par le manque de proportionnalité et de représentativité du mode de scrutin actuel : « Les maires et mairesses ont commencé à s’opposer de manière plus vocale aux positions de la CAQ dû au fait que le gouvernement à Québec ne fait pas face à une opposition très forte [au sein même de l’Assemblée nationale, ndlr]. Les débats sont devenus verticaux, c’est-à-dire entre le provincial et le municipal, au lieu d’avoir lieu dans l’Assemblée nationale. »
Selon un document publié en 2014 par le Réseau des tables régionales de groupes de femmes du Québec, le mode de scrutin uninominal actuel au Québec « tend à exclure certaines catégories de personnes ». La représentation des femmes, des communautés autochtones ainsi que de la communauté LGBTQ+ dépend « du hasard et des volontés politiques changeantes », comme indiqué dans le document. « La parité de représentation pour les femmes est un principe de justice qui doit s’incarner formellement dans l’exercice de notre démocratie et donc dans son mode de scrutin », a scandé Nelly Dennene, présidente du Réseau des tables régionales de groupes de femmes du Québec lors de la manifestation jeudi soir. Même si lors des élections de 2018, on a observé une hausse de la représentation des femmes à l’Assemblée nationale, avec la délégation féminine représentant 42% de l’ensemble des personnes élues selon l’Institut de la statistique au Québec, le Québec n’atteint toujours pas la parité hommes-femmes à l’Assemblée nationale.
Une autre conséquence des distorsions électorales serait qu’elles contribuent au déclin du taux de participation aux élections, selon Pr Bélanger. « C’est certain qu’en voyant que le parti qu’on préfère est condamné à une place très minoritaire sur l’échiquier politique, ça pourrait décourager certains électeurs à se déplacer pour voter », a‑t-il expliqué. Le taux de participation aux élections de 2018 était le deuxième plus bas dans les 49 dernières années, une tendance qui, selon Raphaël Canet, pourrait résulter d’une perte progressive de la confiance en notre système démocratique. Lors d’une entrevue avec Pivot, il utilise les électeur·rice·s du Parti conservateur du Québec comme exemple : «[Le Parti conservateur du Québec a] réussi à rassembler beaucoup de gens qui souvent n’allaient même pas voter. S’ils se retrouvent avec aucun député, que vont-ils dire ? Ça va alimenter leur rancœur et faire grandir leur cynisme et, au final, c’est ce qui est le plus dangereux avec le système actuel », illustre le coordonateur du MDN.
« Si on valorise une stabilité politique et des gouvernements majoritaires, c’est-à-dire qui ont le contrôle d’une majorité des sièges à l’Assemblée, c’est sûr que le mode de scrutin actuel est préférable », a nuancé le Pr Bélanger. Depuis 1970, seulement deux gouvernements minoritaires ont été formés. Au cours des 50 dernières années, PLQ et le PQ ont alterné au pouvoir durant toutes les élections sauf une. En effet, la simplicité relative du système de scrutin majoritaire uninominal à un tour lui aura permis de survivre à plusieurs tentatives de réformes.
L’échec de 2018
Le 9 mai 2018, quelques mois avant les dernières élections provinciales, la CAQ, le PQ, Québec solidaire et le Parti vert du Québec s’étaient engagés à changer le système électoral en introduisant un mode de scrutin proportionnel mixte s’ils étaient élus. Cette entente transpartisane avait été initiée en 2016 par le MDN mais, à l’approche de sa conclusion, les libéraux de Philippe Couillard s’étaient retirés. Une des grandes promesses électorales de la CAQ était en effet le relancement de la réforme entamée en 2008 par le gouvernement libéral de Jean Charest, plus tard abandonnée.
« Si on valorise une stabilité politique et des gouvernements majoritaires, c’est-à-dire qui ont le contrôle d’une majorité des sièges à l’Assemblée, c’est sûr que le mode de scrutin actuel est préférable »
Éric Bélanger, professeur de sciences politiques à l’Université McGill
L’entente contraignait le parti élu à déposer un projet de loi dans la première année de son mandat. Ce projet de loi aurait reflété « le plus possible le vote populaire de l’ensemble des Québécois et Québécoises », comme l’avait annoncé Jean-Sébastien Dufresne, l’ancien directeur du MDN lors de la signature en 2018. Arrivée au pouvoir il y a quatre ans, la CAQ avait effectivement déposé le projet de loi 39. Or, en décembre 2021, le gouvernement caquiste a annoncé l’abandon du projet de loi, même si celui-ci était rendu à l’avant-dernière étape avant son adoption. « On met ça de côté définitivement », avait confirmé une source du cabinet du premier ministre. Le contexte pandémique avait été évoqué pour justifier l’abandon. « On s’est rendu compte que ce n’est pas du tout une priorité pour la population », avait ajouté la source. Questionné sur la possibilité de ressusciter le projet de loi il y a quelques semaines, François Legault avait déclaré que la réforme du mode de scrutin était un enjeu peu intéressant pour la population, à l’exception de « quelques intellectuels ».
Le projet de loi 39, intitulé Loi établissant un nouveau mode de scrutin, aurait modifié la Loi électorale afin de mettre en place un nouveau système de scrutin avec compensation régionale. Ce nouveau système visait à réduire les distorsions, en assurant que le nombre de sièges obtenus par un parti politique corresponde à son pourcentage du vote populaire. La réforme aurait implanté un système dit « mixte », qui aurait produit une Assemblée nationale composée en partie de député·e·s élu·e·s dans les circonscriptions et en partie de député·e·s issu·e·s d’une liste de candidat·e·s présentée par chaque parti.
Pour le Pr Éric Bélanger, le mode de scrutin proportionnel mixte « est une proposition intéressante, car il permettrait d’aller chercher les avantages de la proportionnalité tout en gardant certaines caractéristiques du mode actuel ». Pour Françoise David, co-présidente du Mouvement Démocratie Nouvelle et ancienne députée de Québec solidaire, le mode proportionnel mixte « a été choisi, car c’est vraiment ce mode de scrutin-là qui permet à la fois d’avoir des députés de circonscription, ce que les Québécois veulent, et d’avoir ce qu’on appelle des députés régionaux, sur la base de listes qui sont faites par les partis. C’est donc un peu le meilleur des deux mondes », a‑t-elle expliqué au Délit. En effet, cette solution hybride proposée par le MDN, inspirée des systèmes en place en Nouvelle-Zélande et en Écosse, aurait proposé aux électeur·rice·s de s’exprimer deux fois à chaque élection. Le premier bulletin aurait permis d’élire 80 député·e·s de circonscriptions de la même façon qu’actuellement, alors que le deuxième vote aurait permis d’attribuer les 45 sièges restants aux différents partis en fonction des votes exprimés par chaque région, ce qui aurait permis de réduire l’effet de distorsion.
Selon Jean-Pierre Charbonneau, l’abandon du projet de loi 39 par la CAQ représente « un reniement et un non-respect de la parole donnée ». Il ajoute que le retrait du projet de loi donne un avantage disproportionné à la CAQ pour les élections qui viennent. « François Legault ne devait pas faire un Justin Trudeau de lui-même, il ne devait pas encourager le cynisme, et il l’a fait », déplore-t-il. En effet, en février 2017, le premier ministre canadien avait renoncé à sa promesse électorale de réformer le mode de scrutin. Pour Raphaël Canet, le coordonnateur de MDN, « leur seule option pour bloquer le projet de loi était de le faire disparaître entre deux sessions parlementaires, ce qu’ils ont fait », a‑t-il affirmé dans une entrevue avec Pivot.
Y a‑t-il de l’espoir pour la réforme ?
Le 20 septembre dernier, lors d’une conférence de presse, Dominique Anglade, la cheffe du PLQ, a affirmé qu’elle serait ouverte à l’idée de réformer le mode de scrutin. « Ça fait partie des choses qu’il faudrait regarder », a‑t-elle dit. Pour Françoise David, l’annonce de la cheffe libérale est « une grande nouvelle », mais elle peine à voir une motivation autre que l’opportunisme derrière cette déclaration, a‑t-elle confié au Délit. Quant au PQ et à Québec solidaire, les deux partis ont indiqué au MDN qu’ils mettront en place un nouveau mode de scrutin avant 2026 s’ils sont portés au pouvoir.
« J’ai l’impression que les Québécois vont se réveiller avec une sorte de gueule de bois en se disant : Non, mais attends-là, une fois de plus, le gouvernement majoritaire gouverne avec beaucoup de député·e·s mais il n’a même pas la majorité des voix »
Fracnçoise David, vice-présidente du MDN
Questionné·e·s par Le Délit, Jean-Pierre Charbonneau et Françoise David ont signalé que les résultats des élections « risquent de secouer les citoyens et d’éveiller les consciences ». En effet, selon eux·lles, la distorsion électorale risque d’être « tellement scandaleu[se]», déplorent-il·elle·s. « Il va être choquant de voir un parti qui domine outrageusement la scène politique alors qu’il n’a même pas la moitié des votes », ajoutent-il·elle·s. En effet, en 2018, la CAQ a pu obtenir 59% des sièges à l’Assemblée nationale avec 37% du vote populaire mais avec uniquement 25% des électeur·rice·s, selon les données d’Élections Québec. Cette distorsion « va être plus forte cette fois-ci », prévient Raphaël Canet, en ajoutant qu’on s’attend à un taux de participation faible pour ces élections.
« J’ai l’impression que les Québécois vont se réveiller avec une sorte de gueule de bois en se disant : Non, mais attends-là, une fois de plus, le gouvernement majoritaire gouverne avec beaucoup de député·e·s, mais il n’a même pas la majorité des voix », a affirmé Françoise David au Délit. Elle a souligné également que cette conscientisation des citoyen·ne·s pourrait ajouter une pression aux partis politiques, et ces derniers n’auront pas d’autre choix que la réforme du mode de scrutin. « Il faut que les partis et les médias aussi s’emparent de cette question et en fassent un enjeu majeur », a ajouté Jean-Pierre Charbonneau.
Selon le Pr Éric Bélanger, une tendance se construit, puisque ce sont les partis d’opposition, les plus désavantagés par les distorsions, qui demandent activement une réforme. « Une fois au pouvoir et étant avantagés par ce système, ils ne sont plus si favorables à l’idée de réforme », note-t-il. Une autre approche serait de procéder par référendum populaire, mais le Pr Bélanger note que plusieurs provinces canadiennes « ont tenté le coup au cours des 20 dernières années mais sans succès ». Par exemple, à l’Île-du-Prince-Édouard, 51.85% des électeur·rice·s ont voté en faveur du changement de mode de scrutin, mais vu que la réforme nécessitait l’appui de 60% des électeur·rice·s, le mode de scrutin est resté inchangé.
« Il va être choquant de voir un parti qui domine outrageusement la scène politique alors qu’il n’a même pas la moitié des votes »
Jean-Pierre Charbonneau, Président et Françoise David, Vice-Présidente du MDN
Le référendum faisait notamment partie de la démarche prévue par le gouvernement Legault en 2019 lors du dépôt du projet de loi 39. Selon le Pr Bélanger, la population serait réceptive à l’idée de réforme, mais un effort de pédagogie significatif reste à faire, car il s’agit d’un enjeu complexe. En effet, un sondage Léger Marketing pour le MDN en mai 2019 avait conclu que près de 70% Québécois·es tenaient à ce que la CAQ respecte son engagement de réformer le mode de scrutin actuel et il·elle·s estimaient qu’il serait important d’aller de l’avant. Selon le même sondage, 84% souhaitaient refléter le plus possible le vote populaire de l’ensemble des Québécois·e·s.
Pour Jean-Pierre Charbonneau, il est aussi important de noter qu’il ne s’agit pas ici uniquement d’une réforme du mode de scrutin mais d’un enjeu plus large. « Que ce soit l’enjeu de l’environnement, de l’inflation, de notre système d’éducation ou celui de la santé, de la langue, de l’identité, de la crise du logement, des droits des femmes, tous ces enjeux passent et s’expriment à travers l’Assemblée nationale ».