Femme au « coeur de lion (tldr)» pour l’actrice américaine Meryl Streep, ennemie publique numéro un pour le gouvernement philippin ; c’est en héroïne qu’a été accueillie Maria Ressa à la salle Pollack du pavillon Schulich de l’Université McGill le jeudi 20 octobre dernier. La journaliste d’enquête, récompensée du prix Nobel de la paix en 2021 pour son travail sans relâche pour exposer les abus de pouvoir du gouvernement de Rodrigo Duterte et la montée de l’autoritarisme aux Philippines, avait été invitée par l’Université dans le cadre de la 68e édition annuelle de la conférence Beatty.
C’est avec une bonne dose d’autodérision que la journaliste a gagné son public, sans pour autant le laisser perdre de vue la gravité de son propos. Co-fondatrice du journal indépendant philippin Rappler, elle se bat actuellement à la Cour suprême des Philippines pour sa liberté. La justice philippine l’a condamnée pour « cyber-diffamation » en 2020 pour un article qu’elle n’a pas écrit et qui avait paru huit ans plus tôt, soit avant même la création de la loi en vertu de laquelle elle est poursuivie. « Ce système de justice […] m’a appris le sens du mot kafkaesque (tdlr)», lance-t-elle avec une pointe d’humour. À la question de la journaliste Nahla Saed lui demandant pourquoi rentrer aux Philippines alors qu’elle y risque l’emprisonnement, Maria Ressa secoue la tête : « Ce moment compte. C’est le moment où l’on peut être une force pour faire le bien », répond-elle.
« Ce système de justice […] m’a appris le sens du mot kafkaesque »
Maria Ressa
« Faire le bien » : voilà la mission que s’est donnée la journaliste depuis plus de 35 ans maintenant. Née aux Philippines, elle a complété des études à l’Université Princeton aux États-Unis, avant de retourner dans son pays natal en tant qu’étudiante aux cycles supérieurs récipiendaire de la bourse Fulbright. Elle y a travaillé pour le réseau CNN en tant que correspondante étrangère, couvrant les réseaux terroristes d’Asie du Sud-Est, avant de fonder Rappler en 2012. Depuis 2012, la journaliste s’intéresse à l’usage des réseaux sociaux, en particulier Facebook et Twitter, pour répandre la désinformation et manipuler le discours public.
« La troisième guerre mondiale a commencé »
Maria Ressa avoue elle-même avoir été une fervente défenseure des réseaux sociaux dans leurs premières heures : « Je croyais que les réseaux sociaux pourraient nous permettre de bâtir des institutions du bas vers le haut », se remémore-t-elle. Et pourtant, depuis les premières indications que Facebook aurait été utilisé comme plateforme pour manipuler l’électorat américain en 2016, son optimisme a fait place à une profonde méfiance face à ce qu’elle qualifie d’ « instrumentalisation politique » des réseaux sociaux. Depuis 2016, Rappler a investigué la manière dont le gouvernement philippin utilise les réseaux sociaux pour répandre de fausses informations. Sur ces plateformes virtuelles, plus rapidement que la haine, ce sont les mensonges qui se répandent à la vitesse de l’éclair. La journaliste raconte comment, lors des dernières élections présidentielles aux Philippines, elle s’est promenée dans les quartiers défavorisés de Manille pour interroger les résident·e·s sur leurs raisons de soutenir Ferdinand Marcos Junior, le fils d’un ancien dictateur du pays ayant volé 10 milliards de dollars dans les coffres du pays. « Il va nous donner de l’or », lui a‑t-on répondu. Où avaient-il·elle·s entendu une chose pareille ? « Youtube ».
« Si les gens perdent confiance, alors le jeu est terminé »
Maria Ressa
La journaliste dénonce également les campagnes virtuelles « déshumanisantes » menées contre les opposant·e·s aux régimes totalitaires, une réalité qu’elle connaît particulièrement bien pour en avoir été victime personnellement. Des photos d’elle exagérant son eczéma lui ont valu le surnom de « face de scrotum » sur les réseaux sociaux. « Elle n’est pas la victime », peut-on lire sur une de ces photos. Sur une autre, on la compare à un homme préhistorique. Pour Maria Ressa, ces attaques sont une tentative de réduire au silence les opposant·e·s aux régimes en ciblant leur vulnérabilité, une technique qui, elle souligne, aurait été utilisée contre la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia avant qu’elle ne soit assassinée en 2017. « Ce n’est pas un problème de liberté d’expression », souligne-t-elle. « C’est la “liberté d’expression” utilisée pour étouffer la liberté d’expression ».
Maria Ressa insiste que cette instrumentalisation des réseaux sociaux représente une menace sérieuse pour la démocratie. Elle souligne au passage que plus de personnes vivent actuellement sous un régime autoritaire que sous une démocratie. Il s’agit d’une « troisième guerre mondiale » que « chacun de nous est en train de mener », soutient-elle. Cette véritable guerre contre la vérité qui se mène dans la sphère virtuelle a des répercussions on ne peut plus réelles sur les climats politiques actuels. Fausse nouvelle après fausse nouvelle, la confiance du peuple envers les institutions est minée : c’est ce qui est arrivé aux Philippines, affirme Maria Ressa. « Si les gens perdent confiance, alors le jeu est terminé », marque-t-elle d’un ton grave.
« C’est la “liberté d’expression” utilisée pour étouffer la liberté d’expression »
Maria Ressa
Lueur d’espoir à l’horizon
Pourtant, tout n’est pas sombre, nous rassure Maria Ressa. Il est non seulement possible, mais impératif, de lutter contre ces menaces à la démocratie. « Vous devez vous battre. Vous devez rester alertes », nous conjure-t-elle. La journaliste fait appel à l’humanité de son auditoire dans cette bataille, un véritable défi alors que nos plateformes numériques sont configurées pour faire des profits grâce à la circulation de messages inhumains. « Les réseaux sociaux sont un système de modification du comportement », soutient-elle. « Le meilleur de la nature humaine y est retiré ». Elle souligne toutefois que la recherche a démontré que, plus que la haine et les mensonges, c’est l’inspiration qui a le potentiel de se répandre le plus rapidement sur la sphère virtuelle.
Alors que Maria Ressa saluait une dernière fois son public sous un tonnerre d’applaudissements, une question est restée en suspens, celle posée par la journaliste lors de sa conférence Nobel en octobre 2021 : « Que seriez-vous prêts à sacrifier pour la vérité ?» Si Maria Ressa semble pour sa part avoir trouvé sa réponse à cette question, il semble que ce soit à notre tour de nous la poser.