L’Université McGill ne comporte actuellement aucun programme de formation en création d’arts visuels, mais certaines initiatives telles que le Critical Media Lab (CML) (Laboratoire de médias critiques, tdlr), nouveau laboratoire multimédia au sein du Département d’anthropologie, émergent tranquillement afin de donner la possibilité à celles et ceux intéressé·e·s par les arts visuels de les explorer. Le Délit a rencontré Philippe Léonard, directeur associé du CML, afin de discuter du laboratoire et de la création d’ethnographies sensorielles, une forme de cinéma expérimental visant à explorer les perceptions sensorielles à travers la caméra.
Le Délit (LD): Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours ?
Philippe Léonard (PL): J’ai complété un baccalauréat et une maîtrise en cinéma à l’École de cinéma de l’Université Concordia. Durant ma maîtrise, j’ai fait un échange à Paris, et ensuite j’ai déménagé à New York pendant un bout de temps et c’est là que j’ai un peu fait la transition entre l’école et le monde professionnel. J’ai d’abord beaucoup travaillé en publicité et dans des projets qui étaient un peu éloignés de mes intérêts et de mes valeurs. J’ai aussi essayé les plateaux de tournage classiques avant de réaliser que cela ne me correspondait pas trop, donc je me suis réorienté vers une approche solitaire plutôt expérimentale et documentaire qui ressemble plus à un travail photographique ou d’arts visuels. Ce choix m’a amené à travailler avec d’autres artistes tels que des musicien·ne·s, des danseur·se·s ; j’ai fait beaucoup de visuels pour la scène et des vidéoclips. Mon travail personnel est très proche des vidéos d’arts, des trucs plus abstraits, qui cadrent bien avec l’approche de l’ethnographie sensorielle (sensory ethnography, tdlr), ce qui me relie davantage à McGill. Je suis en contact avec Pre Lisa Stevenson et Pr Eduardo Kohn depuis plusieurs années ; il·elle·s apprécient beaucoup mon regard patient, mon écoute, et mon ouverture à la différence, deux caractéristiques très liées au monde anthropologique.
« Les plateaux de tournage classiques… ne me correspondaient pas trop, donc je me suis réorienté vers une approche solitaire plutôt expérimentale et documentaire »
En 2017, j’ai remplacé Lisa Stevenson en tant que chargé de cours pour le cours d’ethnographie sensorielle, ce qui était vraiment super. N’ayant pas de doctorat, il était difficile pour Lisa et Eduardo d’imaginer comment je pourrais m’intégrer à McGill, jusqu’à ce qu’il y ait une collaboration entre McGill et l’initiative de Leadership pour l’Écozoïque (Leadership for the Ecozoic, tdlr), un groupe de recherche en lien avec la crise climatique et les problèmes environnementaux. L’idée de « l’Écozoïque » est une façon de réagir à l’Anthropocène plutôt que de se laisser abattre ; c’est une façon de chercher à repenser nos structures, et nos façons de faire, afin de briser la séparation entre nature et culture, et voir que la nature et la culture forment un tout.
LD : Vos œuvres comportent-elles certains thèmes de prédilection ?
PL : Durant ma maîtrise à Concordia, j’ai réalisé un mémoire qui posait un regard critique sur les espaces publics et le tourisme de masse et de consommation. Je restais longuement dans ces espaces afin d’observer un peu ce qui s’y déroulait en trouvant des façons différentes de les représenter à travers le cinéma. Sinon, un thème un peu plus classique que j’aime aussi représenter est la transformation des images par le dispositif cinématographique. Comment représenter des perceptions sensorielles sans chercher à tout comprendre au sens conventionnel du terme ? Ce thème me rapproche donc de l’ethnographie sensorielle, où l’on donne presque une forme d’agentivité au « sens » lui-même puisqu’il y a toujours plusieurs façons de percevoir une situation, un événement. Nous avons tendance à penser qu’il y a une seule façon d’observer ou d’entendre, mais lorsqu’on commence à décortiquer ce que l’on entend en ce moment, par exemple, on se rend compte qu’il faudrait au moins cinq ou six micros, car il y a différentes surfaces, des résonances et des dimensions diverses qui affectent de manière différente ce que l’on perçoit dans cette salle. C’est donc super intéressant d’explorer le fonctionnement des perceptions sensorielles, et comment on peut créer des nouveaux sens, à travers une combinaison de plusieurs de nos cinq sens.
J’essaie aussi de remettre en question le langage du milieu cinématographique, souvent relié au militaire. Même la technologie cinématographique est liée au domaine militaire, par son grand recours aux drones et stabilisateurs, des outils qu’on doit remettre en question d’un point de vue éthique selon moi. Aussi, l’idée de « shooter » en anglais, c’est horrible (rires). Mais l’expression trouve aussi son origine dans l’histoire de la technologie cinématographique, qui a débuté avec le fusil photographique ; les premières expérimentations qui ont mené aux images en mouvement viennent effectivement d’un fusil qui « tirait » pour prendre des images, mais j’essaie tout de même d’éviter le terme « to shoot », j’aime mieux dire « filmer » ou « filming ». Je suis davantage dans une posture de réception envers le monde, les images et les expériences plutôt que dans une posture de « chasseur » qui cherche à « capturer » des moments, une certaine forme d’agressivité qu’on peut parfois relever dans le cinéma ou même la photographie documentaire selon moi.
LD : Selon vous, l’ethnographie sensorielle permet-elle de détourner un peu l’aspect militaire du cinéma que vous soulignez ?
PL : Je pense que c’est le souhait. Les œuvres qui suivent cette approche vont tenter de mettre le·a spectateur·trice dans une situation où l’on ne donne pas l’impression qu’une œuvre cinématographique peut être comprise d’une seule façon, ce qui peut souvent être le cas dans les documentaires plus traditionnels, où le langage dirige de façon importante les points de vue des spectateur·trice·s.
« L’idée à long terme est d’avoir une microécole de cinéma dans le Département d’anthropologie pour servir toute la communauté de McGill »
L’expérience de visionnement est toujours une forme de catharsis, et l’ethnographie tente d’explorer cela chez les spectateur·trice·s. L’idée même de projection en psychologie nous dit aussi que lors d’une projection au cinéma, ce qu’on voit à l’écran, dans l’environnement d’une salle avec des sièges confortables, fait en sorte qu’on oublie notre corps et qu’on atteint une sorte d’état de rêve.
LD : Pouvez-vous nous expliquer un peu la mise en place du CML ? Quand a‑t-il été formé, et qu’est-ce qui a motivé sa création ?
PL : En fait, c’est le résultat du travail acharné de Pre Lisa Stevenson et Pre Diana Allan ; c’est leur projet depuis des années, de créer un CML. Les deux professeures ont fait leur stage postdoctoral à Harvard, avec Lucien Taylor, le réalisateur de Léviathan, un canon du genre, donc elles ont ce bagage qu’elles tentent d’apporter à McGill. Je leur lève vraiment mon chapeau, surtout à Lisa Stevenson, qui donne le cours d’ethnographie sensorielle à McGill depuis 15 ans maintenant, sans aucune ressource technique ni laboratoire de montage, mais en arrivant tout de même chaque année à enseigner à des étudiant·e·s à faire des films avec les moyens du bord, ce qui est vraiment génial et permet de développer autre chose de vraiment intéressant, je crois.
Le CML a officiellement été fondé l’an dernier, mais l’idée existe depuis longtemps. C’est vraiment excitant présentement, car on est sur le point d’y arriver, il manque seulement quelques pièces d’équipement à recevoir. On a commencé à faire des événements, des projections, des ateliers. J’aimerais aussi éventuellement intégrer l’aspect résidence d’artistes afin d’avoir des gens de l’extérieur de McGill, des « out-siders » du monde universitaire qui viendraient tenter de créer un pont entre le monde externe et le monde universitaire, qui est souvent un monde très hermétique. Par exemple cette semaine nous organisons deux projections à la Cinémathèque québécoise, reliées à la publication du livre Expanded Nature : écologies du cinéma expérimental publié sous la direction de Elio Della Noce et Lucas Murari aux éditions Light Cone, un distributeur de films expérimentaux à Paris. Il s’agit d’une collection d’essais portant sur la relation entre le cinéma expérimental et les pratiques écologiques.
« Je suis content d’être au CML, car je trouve qu’on cherche à faire quelque chose de plus “artisan” , où chaque projet est unique »
Il y a maintenant tout un réseau de laboratoires photographiques dirigés par des artistes, beaucoup en Europe, mais il y en a aussi ici, qui développent eux-mêmes leur pellicule. Les artistes participant à ce mouvement cherchent à travailler de plus en plus avec des pratiques plus écologiques et saines. Il·elle·s tentent davantage de représenter les perspectives de la nature au sein du cinéma, en la laissant agir sur la réalisation d’un film, en laissant, par exemple, une caméra sur un trépied un peu lousse, ce qui permet au vent de pousser la caméra, et donc d’intégrer des mouvements un peu décidés par la nature.
LD : Le CML sera-t-il ouvert à tous·tes les étudiant·e·s de McGill ?
PL : Les activités, les projections et les ateliers sont ouverts à toutes et à tous. Ce qui est plus compliqué à déterminer est l’accès à l’équipement et à l’espace de montage, car on a peu d’équipement pour le moment, donc celui-ci est réservé aux gens présentement inscrits au cours d’ethnographie sensorielle à la session d’automne. Ensuite, à la prochaine session, l’idée est de rendre l’équipement accessible à tout le monde, mais il faudra déterminer comment fonctionnera l’adhésion au CML, quel genre de formation devra être donnée pour pouvoir utiliser l’équipement, etc. Pour le moment, nous avons 4–5 kits de caméras donc on ne peut pas servir toute la communauté de McGill, mais on espère que si l’intérêt est là, l’Université comprendra qu’on a besoin de plus de financement pour acheter plus d’équipement. Mais oui, l’idée à long terme est d’avoir une microécole de cinéma dans le Département d’anthropologie pour servir toute la communauté de McGill.
LD : Que pensez-vous du fait que CML soit actuellement situé dans une université qui n’a pas d’école de cinéma ? Cela apporte-t-il des avantages ou des difficultés à vos approches d’enseignement ?
PL : Pour avoir été formé à l’École de cinéma, je peux dire que je suis content d’avoir fait cette formation, mais que ça apprend aussi une certaine façon de faire les choses, qui est davantage reliée aux besoins de l’industrie, qui suit un modèle de création de films, comme le dit son nom, plus « industriel ». L’École de cinéma de Concordia s’en va de plus en plus dans cette direction aussi, car Concordia veut agrandir l’École et accueillir davantage d’étudiantes et étudiants pour servir l’industrie cinématographique grandissante à Montréal.
L’École de cinéma est vraiment un état d’esprit différent selon moi. Je suis content d’être au CML, car je trouve qu’on cherche à faire quelque chose de plus « artisan », où chaque projet est unique. C’est aussi le cas à l’École de cinéma, mais ici on a davantage la possibilité de pouvoir s’asseoir avec chaque étudiant·e désirant créer un film et comprendre les bons outils qui vont servir le projet, par exemple. Parfois, la bonne caméra pour un projet peut être la caméra d’un cellulaire, d’autres fois une caméra pellicule, et pour certains projets, une grosse caméra numérique, mais je ne crois pas qu’une même caméra peut servir tous les projets, et c’est ce que l’on enseigne un peu à l’École de cinéma, on apprend la même caméra à tout le monde.
Les projections de cinéma expérimental co-organisées par le CML à la Cinémathèque québécoise auront lieu le mercredi 26 octobre à 21h et le jeudi 27 octobre à 18h30. Le CML organise également une conférence donnée par Elio Della Noce le vendredi 28 octobre prochain à 10h au 3475 rue Peel.