Sur ce portrait, je ne suis encore qu’une enfant. Mes yeux sont cloués au sol et mon corps éprouvé, semble être à deux doigts de s’échouer. Je viens tout juste d’avoir dix-huit ans. Ma tristesse est palpable : je sais que tu m’aimais mieux quand je n’étais pas encore devenue une adulte. Ne pas pouvoir me mouler à cette version plus jeune, plus souple de moi, celle que tu aurais voulu que je reste pour toujours, me déchire. Vraiment, je n’ai aucun désir en dehors des tiens, aucun rêve en dehors de ceux que tu m’as assignés. Je prends les mêmes photographies que toi, et tu souris pathétiquement lorsque je te les montre, étoiles dans les yeux.
Tu m’achètes une robe. Encore un cliché dans la salle d’essayage, bien que l’employée t’ait dit que tu ne peux pas rentrer. She said you can’t come in, E. , come on.
Parle français, dis-tu avec condescendance, lorsque je m’emporte dans la demi-langue de mes parents, celle qu’ils ont apprise aux États, celle qui ne m’a jamais appartenue, de toute manière. Celle que tu as apprise à la même université que moi, il y a presque une décennie.
Aujourd’hui, tu as vingt-sept ans. À quelle heure est-ce que le ciel s’assombrit, de là où tu te tiens ? Peu importe à quel point je m’évertue, je n’arrive pas à faire de toi un démon, à dire aux policiers et à la procureure à quel point tu es monstrueux, à quel point tu m’as blessée, à quel point tu mérites d’être blessé en retour. En réalité, à un moment donné, j’ai nommé ce qu’il y avait entre nous de l’amour, bien que c’en était tout le contraire, bien que ça n’ait fait que détruire everything within and around it. Celle que j’étais alors, qui te disait je t’aime, je ne te quitterai pas, survit encore en moi, partage le même cœur que moi.
Je n’ai pas de langue maternelle, on ne m’en a pas donné à la naissance. Chaque fois que j’ouvre la bouche, mon discours commence à boiter vers le milieu, à s’enfarger dans des structures empruntées à l’anglais, des québécismes, des tantôt et des I forgot how to say it in French. Alors, je parle lentement et en murmurant, en m’assurant de ne pas faire d’erreur, et avec ce regard, toujours ce regard ; tu me dis que malgré mes efforts, même si j’arrive à bien articuler en anglais et en français, je manque de talent et d’éloquence either way. Et que dire de mon chinois, que j’arrive seulement à révéler en lambeaux, au creux de corridors silencieux.
Ça fait mal de porter ces souvenirs en moi. De les bercer tous les jours. Et de repousser ceux qui m’ont brisée, même s’ils reviennent toujours, tôt ou tard, sous forme de rêves ou d’oiseaux mutilés. Si seulement je savais quand m’arrêter. Si seulement je ne travaillais pas autant. Si seulement je parlais plus fort. J’aimerais penser que je suis arrivée à changer, à te dépasser, à me devenir.
Mais toutes ces choses que j’ai aimées avant toi, les livres, m’appartiennent encore, ne m’ont pas été révélés à travers toi. Et j’arrive toujours à aimer, de manière prodigieuse, même. C’est peut-être là ma victoire, mon verdict. Peu importe ce que ça veut dire pour moi. Pour toi. Pour ceux qui se promènent en robe, dans ce palais, sur Saint-Antoine, où on se cache pour pleurer. Je sais que tu te souviens de tout, toi aussi.
As-tu déjà tenté de convaincre un jury que ta vie avait bel et bien eu lieu ? Que tu étais bien là ? Que tes plaies, bien qu’elles aient cessé de saigner, bien qu’une nouvelle couche de peau les ait recouvertes sans laisser de traces, brillaient toujours aussi fort que le jour où on te les avait infligées ? Moi, oui. Mais il semble aussi que j’oublie quelques détails, leurs voix et leurs visages, leurs questions
.….….…positions
.….….….….…écoulements
.….….….….….….….….….are you sure ?
se perdent dans les vents humides de l’été. Quand je ferme les yeux, je vois la même teinte profonde de charbon noir, celle du regard des chevreuils de mon enfance, rendue encore plus foncée en comparaison avec la neige à l’arrière-plan et le brun noisette le plus doux du monde, celui de leur pelage, softer than you could ever imagine. Mais même si tu essayais de la distinguer, cette couleur, je ne crois pas que tu y arriverais. Au fin fond, tu n’as rien vu du tout.