« Que isso que você vê / Um corpo apenas, que nem na TV »
On fredonne, on ne connaît pas les paroles, on mâche les mots mais rien ne nous arrête, on poursuit le rêve, la mélodie enchante cette nuit d’août. Il est minuit passé, ma sœur Elina et moi roulons au bord de la Nive, on dessine des zigzags à vélo, le chemin est nôtre, on le connaît par cœur et cette nuit on n’en a même pas peur. Nos cheveux frisés volent au vent et je sens la chaleur imprégner mon crâne. On s’est échappé sans casque, notre petite rébellion, le seul moment de liberté, la vraie, celle qu’on respire en été, comme ces soirs où bouches bées face au soleil, nous avalons la mer, avant de nous jeter dans les vagues de l’océan noir. Je ris, elle rit, on chante encore « O corpo não é sujeito, sujeito é bem mais além », on fredonne parce qu’on ne sait pas ce que ça veut dire, on ressent c’est tout, et c’est tout.
« C’est de là que nous revenons, de l’Atalante, mon échappatoire des années à Bayonne »
J’observe sa figure qui s’avance dans le noir. Dans quelques heures, je pars. Je regarde le fleuve, l’eau qui ondule entre les grandes herbes, le chemin de fer, le stade, les lampadaires éteints et la lune. Je regarde derrière moi, j’y laisse la vision de la cathédrale surplombant les appartements, les ponts illuminés, l’Adour et au loin le cinéma.
C’est de là que nous revenons, de l’Atalante, mon échappatoire des années à Bayonne.
WOUUUUHOUU
Quelques heures plus tôt, Elina m’a appelée : « d’accord, je viens, on se retrouve à quelle heure ? »
19 heures, on est plantées devant l’affiche : « Rodeo », elle répète avec l’accent américain. Au milieu des Yamaha et des Kawasaki, nos vélos font pâle figure, nous sommes des étrangères hébétées devant un monde dont nous n’avions fait qu’entendre le bruit fracassant. Elina me parle de ses amis, de connaissances qui roulent en Y, moi je tourne mon vin blanc, incapable de participer à la discussion, encore empêtrée dans un dégoût aux airs supérieurs, fanée, lasse que je finisse de noyer au fond de mon verre. Les riders franchissent la porte d’entrée avec leurs casques fluorescents, leurs sacoches et leurs cigarettes. S’opère alors une étrange fascination, une envie de comprendre, ce pourquoi deux semaines plus tôt j’avais réservé un billet, priant ma petite sœur de venir découvrir ce monde à mes côtés.
« Au milieu des Yamaha et des Kawasaki, nos vélos font pâle figure, nous sommes des étrangères hébétées devant un monde dont nous n’avions fait qu’entendre le bruit fracassant »
Julia, le personnage principal surnommé l’Inconnue, nous entraîne dans sa frénésie et je vois les yeux d’Elina briller, brûler d’une adrénaline contagieuse qui se répand dans mon corps. L’Inconnue n’est rien sans bécane, son existence est engrenée dans l’odeur de l’essence, l’huile est le sang coulant dans ses veines. On ne peut la séparer du piston qu’elle garde autour du coup, il est son cœur, battant au rythme des accélérations. Puis un instant, nos fréquences se joignent à l’unisson, l’air se fige, la mélodie commence : « que isso ? », nous interpelle « que você vê ? » et nous emporte, « um corpo apenas, que men na TV. » Un spectre s’abat alors sur la salle, la musique opère, nous plonge dans une transe alors que Julia poursuit sa course. L’euphorie se transforme en un rêve, je veux m’agripper à sa moto, rouler furieusement, frôler la mort pour vivre passionnément. Les rouages du cross bitume se défont sous nos regards saisis par cette femme qui s’envole pour se faire une place dans un monde d’hommes. Ce milieu, Lola Quivoron le transmet aussi par le vrombissement des machines, le roulement des moteurs, le métal qui cogne, les motos qui tombent, s’entrechoquent, le bitume hanté par la mort, le sang dans les fentes où pénètrent des petits cailloux, qui écorchent les genoux. On entend ce bourdonnement lent et sensuel émanant des humains-machines. Il·elle·s ont le crâne au vent, embrassent leur bécane, la caressent d’une main ferme, sûre d’elle, pire qu’une extension d’eux-mêmes, leurs motos sont leur âme. Un amour né de la nécessité transformée en une ardeur radicale.
WOUUUUHOUU
On rentre en longeant la Nive après la séance de questions-réponses avec la réalisatrice. C’est à ce moment que je regarde en arrière, que le film continue d’exister dans ma tête et infiltre mon réel. Nous sommes deux sœurs dessinant des zigzags, chantant au bord d’un fleuve sur nos belles bécanes. En garant nos pseudo-machines, on remarque un autocollant collé à l’arrière de celle d’Elina ; « 64 bike life ». Regards complices, « 64 bike life » on chuchote en entrant dans la maison endormie.
« Les larmes coulent et trempent mon visage, je pleure en écoutant la musique, en regardant l’image. Je croyais m’être débarrassée de ma nostalgie mais en vain, je vois Julia, je vois ma petite sœur »
Deux mois plus tard, je suis à Montréal, à la cinémathèque québécoise. Plantée devant l’affiche, je murmure : « Rodeo », hochant la tête en signe de respect pour les riders. Dans mes oreilles rappe 070 Shake, « She’s casting spells on me when she talks, I’m locked away down in her thoughts », l’excitation monte, je ferme les yeux et je sens, je sais ce qui se prépare, l’adrénaline qui va saisir mes membres, l’écran brûlant ma rétine, l’euphorie de voir le visage d’une femme filmée avec la délicatesse habituellement accordée aux paysages. À ma droite sont installées deux amies, mais c’est à ma gauche que je regarde. Le fantôme d’Elina me sourit, son double spectral hante ma pensée embuée des restes du bonheur d’une soirée.
À l’écran Julia est belle, Julia à qui j’ai tant pensé pendant deux mois. Arrive la séquence du premier vol, de son doigt levé contre sa victime, de sa fuite sur des paroles qui aujourd’hui me donnent la fièvre : « Que isso que você vê / Um corpo apenas, que nem na TV ». Les larmes coulent et trempent mon visage, je pleure en écoutant la musique, en regardant l’image. Je croyais m’être débarrassée de ma nostalgie mais en vain, je vois Julia, je vois ma petite sœur. Je croise une moto et je la prends pour un vélo, et mon vélo pour une moto. L’été, Bayonne, Montréal, le tintement du métal, les débris d’une bécane en flammes, tout s’entremêle. Je m’accroche à ces illusions, je suis une forcenée, obsédée par ce tourment, mon propre rodéo.