Dimanche soir à 17h. Je suis en train de désespérer. Cette fin de semaine, je n’ai ni touché les lectures obligatoires pour mes cours, ni commencé mes essais de recherche. J’ai passé mon samedi au lit, en train de rattraper ma fatigue cumulative de la semaine, soit tout le sommeil que j’ai manqué. Dimanche, j’ai passé la matinée à faire la vaisselle pour « procrastiner de manière productive ». Le soir, après une sieste, je m’installe devant mon ordinateur et je regarde un écran figé, dépourvu de mots. Tout à coup, ça me frappe, peut-être à cause du mélange de misère et d’angoisse, de la fatigue constante et du goût amer de mon café de Redpath : c’est le blues du dimanche soir qui s’installe. C’est l’impression que j’ai cligné des yeux et que ma fin de semaine est partie, qu’elle s’est envolée sans dire au revoir, me laissant avec toute la charge émotionnelle des mauvaises décisions que j’ai prises ces deux derniers jours. Et si j’avais plus de temps ? Et si d’un tour de magie, je pouvais figer cet instant ? Je deviendrais la femme la plus productive au monde, me dis-je alors que je tombe de nouveau dans les bras de Morphée. Mais d’où vient cette obsession avec le temps et le sommeil ? Pourquoi ne pas simplement ignorer l’heure qui s’affiche sur notre cadran ?
« L’arrivée de l’horloge, en plus de permettre le développement d’une économie capitaliste, a aussi conditionné nos habitudes de sommeil »
Nos perceptions du temps et du sommeil sont les héritières du 19e siècle, qui a introduit une obsession avec le temps et la discipline de travail. Dans sa monographie Temps, disciple du travail et capitalisme industriel, l’historien anglais E.P. Thompson constate que notre obsession avec le temps, avec l’heure affichée sur l’horloge,
est une conséquence de la révolution industrielle européenne. Selon Thompson, l’imposition de formes synchroniques de temps et de discipline de travail a permis l’avènement du capitalisme industriel et la création de l’État moderne. L’arrivée de l’horloge, en plus de permettre le développement d’une économie capitaliste, a aussi conditionné nos habitudes de sommeil. Pendant plus d’un millénaire, nombreux étaient les adeptes du sommeil biphasique, soit la pratique de séparer son somme en deux périodes réparties sur 24 heures. Un premier somme avait lieu entre 21h et 23h, et un deuxième commençait à partir de 1 heure du matin. Le temps entre deux périodes, appelé « la garde » (the watch), était une fenêtre de temps productive. Pour les paysans, par exemple, ce réveil nocturne permettait de se remettre au travail, en vérifiant l’état des animaux de la ferme ou en effectuant des tâches ménagères. Le rythme circadien médiéval, soit la pratique du sommeil biphasique, s’est modifié durant la révolution industrielle grâce à l’introduction de l’électricité et de l’éclairage artificiel qui permettent de rester éveillé.
Je ne propose pas de revenir au Moyen Âge, mais je pense que nos attitudes envers le temps et le sommeil devraient s’éloigner des normes et valeurs capitalistes qui misent sur la productivité. Pourquoi rabaisser quelqu’un qui a « trop dormi » ? Pourquoi est-ce qu’on n’accepte pas « je me suis endormi » comme une raison valable d’avoir remis son devoir en retard ? Peut-être qu’en blâmant mon improductivité sur le capitalisme, je ne fais que dévier mes problèmes, mais jusqu’ici ça a marché : j’ai pas rendu mon devoir parce que le paradigme capitaliste a mangé mon travail.