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L’espace qu’on occupe

Anna Henry | Le Délit

Dès notre plus jeune âge, nous sommes conditionné·e·s à avoir peur d’être gros·se. L’ubiquité de la grossophobie – cet ensemble des attitudes et des comportements hostiles qui stigmatisent et discriminent les personnes grosses – semble indélogeable au sein de notre société obsédée par (et conçue pour) la minceur.

L’expérience quotidienne des personnes grosses dans l’espace public est profondément aliénante en raison d’un refus collectif de tenir compte de leur réalité. L’exemple par excellence de l’inadaptation sociétale aux corps gros est celui des sièges d’avion. Le voyage aérien est souvent une expérience agonisante pour les personnes grosses. Dans son livre What We Don’t Talk About When We Talk About Fat, l’activiste américaine anti-grossophobie Aubrey Gordon explique en détail l’irritation, le ressentiment, voire même la rage que peuvent exprimer les personnes minces lorsqu’elles sont confrontées à la présence d’un corps gros dans le siège d’avion voisin. Comme tant d’autres éléments de l’espace public (des cabines de toilettes publiques en passant par les bancs de classe extrêmement étroits de Strathcona 236), les places d’avion ne sont pas conçues pour les personnes grosses, qui se retrouvent souvent obligées de débourser des centaines de dollars pour un siège additionnel.

Ces dépenses supplémentaires sont une contrainte de plus pour la situation économique des personnes grosses, généralement plus précaire que celle des personnes minces, notamment en raison de la discrimination en matière d’emploi à laquelle elles sont confrontées. En effet, les personnes grosses – surtout les femmes – ont moins de chances d’être engagées, sont moins bien payées, travaillent plus d’heures et sont considérées moins qualifiées que les personnes minces.

La discrimination qu’endurent les personnes grosses doit être considérée de manière intersectionnelle, puisqu’elle se conjugue à d’autres systèmes d’oppression. Par exemple, les personnes grosses qui dénoncent les violences sexuelles genrées qu’elles subissent sont régulièrement confrontées à de l’incrédulité ou à des commentaires selon lesquels elles auraient apprécié les avances de leur agresseur. Aussi récemment qu’en 2017, un juge de la Cour du Québec se permettait de commenter le poids d’une victime dans une affaire d’agression sexuelle et de conjecturer que l’agression était peut-être la première fois qu’un homme s’intéressait à elle. La validation de l’identité de genre des personnes trans est également assujettie aux aléas de la grossophobie. En effet, malgré le fait que l’indice de masse corporelle (IMC) est un outil largement incomplet, arbitraire et même complètement inapplicable à certains groupes racisés, les personnes trans qui souhaitent obtenir une chirurgie de réassignation sexuelle doivent maintenir leur IMC sous un certain seuil – un obstacle souvent insurmontable et injustifié qui empêche ces personnes d’avoir accès à des soins de santé adéquats.

Malgré ces réalités, la discrimination sur la base du poids n’est pas inconstitutionnelle au Canada ni au Québec. En effet, le poids ne compte pas parmi les motifs de discrimination prohibés au sens de l’article 15 de la Charte des droits et libertés ni de l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne. Au Québec, si une personne grosse souhaite contester la discrimination qu’elle subit, elle doit rattacher son traitement injuste et arbitraire à un motif de discrimination énuméré, comme son genre ou un handicap. Or, ces pistes alternatives ne peuvent englober l’ensemble des cas de discrimination fondée sur le poids, car cette dernière est vécue par des personnes de tous genres et de poids variés.

L’acceptabilité sociale de la grossophobie, nourrie par la désinformation et les préjugés, explique que la discrimination sur la base du poids ne soit généralement pas prohibée au sens de la loi. Selon une étude de l’Université Harvard, les biais grossophobes explicites ont diminué plus lentement que les autres formes de biais explicites au cours des 10 dernières années, et, alors que toutes les autres formes de biais implicites ont régressé, les biais grossophobes implicites ont augmenté. Cette croissance des perceptions hostiles à l’égard des personnes grosses est largement tributaire de la croyance erronée que le poids est un élément
de notre corps que nous pouvons tous·tes modeler, si nous y mettons suffisamment d’efforts. L’argument abonde alors dans le sens suivant : si, contrairement à l’orientation sexuelle ou à l’origine ethnoculturelle, le poids est un choix, pourquoi les personnes grosses auraient-elles droit aux mêmes protections que les membres d’autres groupes marginalisés ?

Or, la recherche démontre que le poids ne peut être changé de façon durable au gré de nos envies ; il est réducteur de plaider que de manger moins et de bouger plus permettrait aux personnes grosses de devenir minces. En plus du rôle que jouent la génétique et les facteurs socio-économiques dans notre poids, l’échec à long terme quasi-systématique des diètes et régimes alimentaires réfute la théorie selon laquelle les personnes grosses maintiennent leur surpoids simplement parce qu’elles seraient paresseuses.

Et même si elles choisissent leur surpoids, en quoi la décision des personnes grosses de disposer de leur corps comme elles l’entendent nous donne-t-elle le droit, en tant que société, de priver ces individus de leur droit à l’égalité ? De leur droit à la dignité humaine ?

La discrimination basée sur le poids est déjà prohibée à quelques endroits, dont en France et au Michigan. Au Québec, un changement législatif permettrait de rendre justice aux personnes victimes de traitements différentiels négatifs en raison de leur poids. Il nous revient toutefois collectivement de lutter contre le conditionnement grossophobe qui nous a été inculqué afin de cesser de conjuguer la déshumanisation et le mépris quotidiens aux structures d’oppression que nous tentons de déconstruire.


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