Dans Viking (2022), dernier long-métrage de Stéphane Lafleur, cinq personnes sont sélectionnées pour une mission spéciale sur Terre visant à résoudre les problèmes relationnels de cinq astronautes américain·e·s parti·e·s s’établir sur Mars. Pour ce faire, chaque participant·e de la mission terrienne a accès au dossier détaillé de l’astronaute avec lequel il·elle entretient une affinité de caractère particulière, ce qui lui permet de se représenter mentalement le profil psychologique de son alter ego parti en mission. Ils·elles sont alors envoyé·e·s dans un bunker en plein désert afin de reproduire mimétiquement l’isolement des astronautes en cabine martienne.
« Sommes-nous condamné·e·s à interpréter l’existence des autres à travers le filtre de nos propres biais émotifs et cognitifs ? »
Identification entre le soi et l’autre
En apprenant qu’il fera partie de l’équipe de soutien sur Terre, David tient à imiter les moindres faits et gestes de son homologue américain John. Comme chacun·e des autres participant·e·s, il reçoit, au réveil, une note lui signalant l’humeur de John – humeur qu’il doit revêtir tout au long de sa journée en adoptant des dispositions mentales similaires. Si cette manière de se glisser dans la peau d’un·e autre fait écho à toute interprétation de rôle au cinéma, faire correspondre ses propres attitudes avec celles d’autrui peut être compris plus largement comme une réflexion sur la solitude constitutive de l’expérience humaine. L’identification à l’autre n’est-elle pas le fruit d’une fantasmagorie fortuite plutôt que d’un véritable processus d’empathie ? Sommes-nous condamné·e·s à interpréter l’existence des autres à travers le filtre de nos propres biais émotifs et cognitifs ?
Ces questions sont posées dès les premières scènes du film de Lafleur, notamment lorsque David et sa collègue doivent résoudre un problème technique à l’extérieur du bunker tout en feignant d’être irrité·e·s l’un·e par l’autre, conformément au conflit entre les deux astronautes leur étant associé·e·s sur Mars. La réception et l’interprétation des informations provenant de Mars surviennent dans un décalage constant. Cela donne lieu à des scènes absurdes où chaque personnage ne peut se fier qu’à demi-mot à ce que l’autre dit, étant donné que David peut parler en son nom ou prendre la parole en tant que John, l’astronaute qu’il incarne. À l’échelle de l’équipe de soutien sur Terre, chaque petite querelle interfère avec le but véritable de la mission, censée être orientée vers l’apport de pistes de solutions en vivant par procuration pour les véritables astronautes.
« C’est l’imagination et le rêve qui cimentent la cohésion entre les membres Viking et ceux·elles sur Mars »
Imaginer le réel
Le public se trouve lui-même fourvoyé dans son incapacité à déterminer si ce qui lui est présenté est réel ou est l’objet d’une mise en scène. En effet, les deux instigateur·rice·s de la mission de simulation sur Terre, Jean-Marc et Christiane, fournissent des informations visant à façonner la manière dont les participant·e·s interagissent entre eux·lles et avec le monde extérieur. Aucun contact interpersonnel ni possibilité d’interaction directe ne relie les astronautes sur Mars à leur double de la mission Viking sur Terre.
« L’idée que l’identité soit une performance constante est à son comble dans Viking »
Comme les membres de la mission Viking n’ont jamais rencontré leur alter ego astronaute, il·elle·s peuvent seulement se faire une idée de l’identité de ces astronautes à travers certaines représentations fragmentées de ceux·lles-ci, tels les cartons matinaux, l’idée qu’il·elle·s auraient des personnalités similaires à leur double Viking, les portraits des astronautes accrochés dans les chambres, et un cartable d’informations personnelles. C’est l’imagination et le rêve qui cimentent la cohésion entre les membres Viking et ceux·lles sur Mars, afin que les « inconnu·e·s » sur Mars puissent devenir leur « homologue », un processus qui souligne l’aspect performatif des relations interpersonnelles. L’idée que l’identité soit une performance constante est à son comble dans Viking. En plus de la mission qui a pour but de mettre en scène ce qui se passe sur Mars en sommant les cinq protagonistes de jouer le rôle de l’astronaute qui leur a été assigné·e, des situations factices jouant avec la vie « réelle » des membres de Viking sont créées. La limite entre ce que les personnages considèrent comme étant leur véritable identité et ce qui est performé est alors remise en question, et l’imagination finit par reprendre le dessus, ce qui soulève la possibilité que les identités soient en fait construites par un engagement constant avec l’imagination, découlant à la fois des représentations collectives et individuelles. Dans cette perspective, la distinction claire entre ce qui est « réel » et ce qui ne l’est pas est déconstruite ; l’identité devient elle-même une performance, basée sur une projection collective de ce que nous acceptons de considérer comme étant « réel ».
De plus, les membres de l’équipage Viking n’ont accès à aucun moyen de communication directe avec le monde externe, que ce soit avec les astronautes sur Mars ou leurs proches dans leur vie avant la mission. Comme toute communication avec les autres passe par l’intermédiaire de Christiane et Jean-Marc, l’équipe Viking est alors condamnée à se plier à la vision du monde de ces dernier·ère·s, les metteur·euse·s en scène de la mission terrienne.
« Les dialogues sont teintés d’une simplicité agréable »
Le tour de force du long-métrage de Stéphane Lafleur demeure dans l’idée de créer avec brio un film sur l’espace sans que les protagonistes n’aient jamais véritablement accès à cet au-delà. Les dialogues sont teintés d’une simplicité agréable, et arrivent tout de même efficacement à aborder nombre d’enjeux concernant la séparation entre le soi et l’autre, l’imagination, l’identité et la médiatisation de la communication. Pour la majorité d’entre nous, l’espace demeure un endroit seulement accessible à travers la projection de notre imagination, c’est-à-dire l’image que nous nous créons de cet endroit. Viking nous rappelle cela, tout en soulignant qu’accéder à l’espace seulement à travers l’imagination et le rêve est peut-être bien suffisant.
Viking est présentement à l’affiche au Cinéma Beaubien et au Cinéma Moderne.