Le décor ressemble à une étrange maison composée de neuf vitrines, sur deux niveaux, où vivent six femmes. Bien qu’elles reproduisent un salon avec cheminée, une salle de bain publique ou encore une chambre de passe, ces pièces ne forment en réalité rien de plus que les différentes cellules d’une même prison. Une prison où, pendant une heure et demie, les comédiennes tournent en rond, se cognent, dansent et chantent, déclament et crient. Tantôt seules, tantôt ensemble, elles offrent une interprétation éblouissante de l’œuvre de Nelly Arcan.
Sorte de collage littéraire élaboré à partir des textes de Putain (2001) et Folle (2004), ses deux principaux récits autofictionnels, La fureur de ce que je pense rassemble les grands désespoirs de l’autrice à l’Espace Go jusqu’au 3 décembre 2022. Toutes ses hantises y sont présentées : de la marchandisation du corps à la mort, en passant par la séduction toxique, le vieillissement et, la première d’entre elles, le sexe.
Le spectacle abonde de sexe, dans une conception arcanienne très vague qui amalgame le corps, le genre, l’identité et la sexualité. Le sexe transpire dans les mots d’une écrivaine qui raconte le tourment d’être femme ; narre la naissance du désir chez une adolescente, venu avec la fausse promesse d’une émancipation ; confie son vieux rêve d’enfant de devenir un garçon ou décrit « sa façon d’homme de regarder les femmes ». Mais il y a aussi le sexe que les murs suintent, présent sans dire son nom, celui qui s’exhibe dans les poses lascives et les attitudes désinhibées des comédiennes.
La grande absente
Cette mise en scène éclatée offre un portrait complexe et fascinant d’une écrivaine, Nelly Arcan, décédée il y a treize ans, mais dont le fantôme plane toujours au-dessus de la littérature québécoise. Elle apparaît comme une figure torturée, isolée dans ses souffrances et ses combats, harcelée par un questionnement de soi permanent, et transpercée par une incontrôlable pulsion de mort.
Nelly Arcan, c’est un magnifique destin brûlé, une vie en mille morceaux, certes, mais la fascination est ailleurs. Elle tient sans doute à l’incroyable contradiction du personnage, car elle est en même temps une femme qui revendique sa liberté, son dégoût viscéral de la norme (elle se veut hors-norme), mais qui est néanmoins dévorée par le souci constant de l’image qu’elle renvoie, par l’injonction d’un genre qu’elle surperforme et qu’elle nomme sa « putasserie » (elle est ultra-normée).
C’est tout à l’honneur de l’Espace Go et de la brillante mise en scène de Marie Brassard de permettre l’explosion de sa pensée furieuse, de donner à son intelligence et son incroyable lucidité (sur elle-même et sur toute une société patriarcale) l’occasion de se révéler à l’écart du personnage qu’elle s’était créé et qui l’a asphyxiée.
Une puissance incandescente
Toutes les conditions sont réunies pour apprécier l’œuvre d’une des plus formidables intellectuelles francophones, disparue à peine huit ans après son entrée dans le monde littéraire. Il faut fermer les yeux, s’enivrer de ses mots et du battement de la musique qui les accompagne. Fermer les yeux, comme une politesse à l’égard d’une écrivaine que son image obsédait, et se laisser porter par la justesse d’un texte qui a perdu de sa subversion mais gagné en qualité littéraire. Se perdre dans l’écoute, ne plus savoir qui l’on est, ni où l’on est, et se laisser surprendre par la tombée du rideau, les applaudissements qui surgissent comme une violente déflagration.