Mercredi 18 janvier, une enquête en comité parlementaire a été lancée pour faire lumière sur les 101,4 millions de dollars de contrats octroyés par le gouvernement Trudeau au cabinet de conseil multinational McKinsey depuis 2015. Le Délit s’est entretenu avec Daniel Béland, directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill (IÉCM), pour mieux comprendre les enjeux de cette enquête.
La consultocratie
La montée des consultants dans le domaine de l’administration publique date des années 1980–1990. Elle coïncide avec ce que l’on a appelé la nouvelle administration publique (New public management) : la modernisation de l’État par l’introduction de stratégies et d’approches empruntées au secteur privé. Visant l’efficacité et la responsabilisation des hauts fonctionnaires, ces nouvelles méthodes ont démocratisé le recours aux consultants privés au sein de l’administration publique. L’expertise et le prestige de ces derniers ont servi à légitimer et appuyer les décisions d’acteurs publics.
Selon le professeur Daniel Béland, l’emploi de plus en plus fréquent de consultants externes dans le secteur public est lié à « l’idée que l’État ne peut pas toujours se fonder sur l’expertise interne des fonctionnaires ». « De plus en plus, on a fait appel à des consultants pour aider l’État à gérer des crises ou à réformer certains secteurs », souligne-t-il. Cette pratique soulève selon lui plusieurs questions notamment « au niveau de la sécurité nationale, mais aussi sur le plan fiscal ».
L’enquête en comité parlementaire
Face à un gouvernement libéral minoritaire, les trois partis d’opposition, le Nouveau Parti démocratique, le Parti conservateur et le Bloc Québécois, se sont entendus pour forcer une enquête en comité parlementaire sur l’octroi, la gestion, et le fonctionnement des contrats accordés par le gouvernement fédéral au cabinet de conseil McKinsey. En présentant sa motion commissionnant la tenue d’une enquête, adoptée le mercredi 18 janvier dernier, la députée conservatrice Stéphanie Kusie a qualifié McKinsey de « gouvernement fantôme » avant de demander : « Qui dirige véritablement le Canada ?» Au cours de l’enquête en comité parlementaire, sept ministres devront répondre aux questions des élus du comité, ainsi qu’un haut directeur de McKinsey Canada et Dominique Barton, ancien directeur de la multinationale et ambassadeur du Canada en Chine de 2019 à 2021. Les membres du comité parlementaire se pencheront sur l’efficacité, la gestion et le fonctionnement des contrats octroyés à McKinsey depuis 2011. Au total, 23 contrats totalisant 101,4 millions de dollars auraient été donnés à la multinationale sous le gouvernement Trudeau depuis 2015. Sur ces 23 contrats attribués, seuls trois l’ont été dans le cadre d’un processus concurrentiel, représentant cependant plus de la moitié de la valeur totale des contrats octroyés à McKinsey.
« Il y a des théories du complot qui entourent McKinsey. Politiquement parlant, le nom McKinsey est source de controverses »
Daniel Béland
Un cabinet de conseil controversé
Le 4 janvier dernier, Radio-Canada révélait dans une enquête l’influence croissante de McKinsey sur la politique d’immigration canadienne. 24,5 millions de dollars canadiens en contrats ont été octroyés à la firme américaine par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) depuis 2015, sans pour autant préciser la nature de ces conseils. Le pouvoir de suggestion de McKinsey sur l’immigration canadienne ne s’arrête pas à ces contrats. L’enquête de Radio-Canada révèle aussi l’influence probable de la firme américaine sur le plan d’immigration du gouvernement annoncé en novembre dernier. Les objectifs et propos de ce dernier reprenaient en effet de manière quasi-similaire les recommandations d’un comité économique dirigé par Dominique Barton, alors directeur de McKinsey. L’influence de la firme américaine de conseil en politique a aussi fait scandale récemment en France, où un rapport du Sénat publié en mars 2022 concluait à un « phénomène tentaculaire » du recours aux consultants et soulevait la question de la « bonne utilisation des deniers publics » et de la « vision de l’État et de sa souveraineté face aux cabinets privés. » Trois enquêtes ont également été ouvertes en novembre dernier par la justice française sur l’implication de McKinsey dans les campagnes électorales d’Emmanuel Macron en 2017 et 2022. Interrogé sur ces scandales, le professeur Daniel Béland confie : « Il y a des théories du complot qui entourent McKinsey. Politiquement parlant, le nom McKinsey est source de controverses. […] On met l’accent sur McKinsey à cause de ce qu’il s’est passé à l’international, notamment en France ». Cependant, le professeur s’est montré sceptique face aux théories selon lesquelles McKinsey agirait comme un « gouvernement fantôme » selon les mots de la députée conservatrice Stéphanie Kusie. « Est-ce qu’il y a une idéologie derrière ces firmes de conseil ? McKinsey me semble être très pragmatique, mais en même temps, ça peut être dangereux aussi. » Selon lui, « les consultants suivent les orientations de base du gouvernement et l’aident à atteindre ses objectifs. Mais si les objectifs du gouvernement sont de tromper la population, McKinsey va sans doute les aider. Ils sont payés pour servir le gouvernement ».
« Si c’est seulement une enquête partisane dans un comité parlementaire, on fait une erreur, parce qu’on met l’accent sur un acteur seulement alors qu’il y en a plusieurs »
Daniel Béland
« McKinsey n’est que la pointe de l’iceberg »
Alors que Radio-Canada révélait que McKinsey avait été utilisé trente fois plus sous le gouvernement Trudeau que sous celui de Harper, le professeur Daniel Béland relativise la situation : « McKinsey est utilisé davantage par les libéraux que par les conservateurs de Stephen Harper, c’est certain. […] Mais est-ce que les conservateurs avaient d’autres consultants ? »
En effet, McKinsey n’est qu’un cabinet de conseil parmi d’autres opérant au niveau fédéral, avec notamment Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC) et Accenture. Dans un communiqué de presse publié peu après que les partis d’opposition aient annoncé leur décision de lancer une enquête, McKinsey se défendait, soutenant « être un acteur relativement modeste », ne détenant que 5% des parts du marché.
Selon le Pr Béland, McKinsey ne représente que « la pointe de l’iceberg » : « Je pense que ça (le recours aux consultants, ndlr) pose un risque en matière d’espionnage, de sécurité nationale, donc je pense que ça devrait être mieux encadré en général, pas seulement McKinsey. »
L’enquête actuelle représente selon lui l’occasion de remettre en cause une « pratique qui existe depuis des décennies ». « Si c’est seulement une enquête partisane dans un comité parlementaire, on fait une erreur, parce qu’on met l’accent sur un acteur seulement alors qu’il y en a plusieurs », soutient-il. Pour le professeur Béland, le véritable enjeu de cette enquête sera de dépasser les divisions partisanes pour mieux encadrer le recours aux consultants privés en général.