On m’a toujours répété qu’il existait deux camps distincts et qu’il serait primordial de choisir l’un des deux. Quand j’ai répondu « Pourquoi serions-nous obligés de choisir ? », on m’a traité de naïf avec un idéalisme absurde et aveugle. Mais pour faire un choix, je crois qu’il faut toujours et avant tout comprendre ce qu’il implique.
Aujourd’hui, il y a bien des sujets dont on ne parle plus. Certains sont dits offensants, d’autres sont simplement délaissés parce qu’ils n’intéressent pas le grand public. Mais le fait de ne pas parler d’un sujet ne veut pas nécessairement dire qu’il n’est pas important. Si l’opinion publique occidentale préfère certains débats à d’autres, cela n’efface pas la grandeur et la dignité que ces derniers représentent ailleurs. La différence réside dans les choix qui déterminent les luttes que nous devons mener dans la société pour y gagner la place que nous méritons. Ces luttes dépendent aussi de nos préférences, de notre identité et surtout de notre groupe d’appartenance.
Par exemple, les membres de la communauté LGBTQ2S+ possèdent la légitimité de revendiquer l’inclusion ; les femmes réclameront, entre autres, l’égalité salariale ; les peuples autochtones, qui méritent eux aussi l’accès à l’eau potable au Canada, seront les premiers à se lancer dans les manifestations ; les Noirs seront aussi à la première ligne pour dénoncer le racisme systémique en Occident. Pareillement, bien que le relativisme culturel se fasse reprocher d’être en train de nous conduire dans une ambiguïté, un imbroglio dans lequel il n’existe plus qu’une seule vérité, qu’une marche à suivre, je dois reconnaître qu’il nous permet d’exister dans la diversité d’opinion. Nous pouvons avoir des luttes différentes et défendre des opinions divergentes, débattre sans s’inquiéter d’arriver ou non à un consensus.
« Il faut aussi se souvenir que la compétition et la lutte hiérarchique sont toujours plus près qu’on le pense »
Conséquemment, dans un monde contemporain qui semble relativiste, je me questionne à savoir s’il existe une sorte de légitimité, qui validerait une opinion plutôt qu’une autre. Par exemple, je pourrais avancer que des valeurs libérales ou démocratiques éprouvent de la difficulté à trouver leur place dans certains pays d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie. Pour que ma déclaration ait encore plus d’écho, je pourrais même la justifier avec quelques hypothèses.
D’une part, on supposerait que ces valeurs ne reflètent pas les traditions de certaines sociétés, ou que ces sociétés se disent avoir d’autres priorités plus urgentes et plus importantes. D’autre part, l’idée selon laquelle les porteurs de ces valeurs dites occidentales manqueraient de légitimité et surtout de crédibilité auprès des destinateurs qui occupent le grand Sud est envisageable. Entre autres, nous pouvons évoquer l’Histoire pour expliquer les grands décalages idéologiques existant entre le Nord et le Sud. Grâce à cette documentation historique, nous avons pu lire sur l’esclavagisme, la colonisation et l’exploitation du continent africain ; nous avons aussi pu lire sur la bravoure des hommes, femmes et enfants noirs qui se sont soulevés dans la nuit du 22 au 23 août 1791 dans le nord de la colonie française de Saint-Domingue. Ensuite, les jeunes Noirs contemporains ont continué à porter cette subordination sous une autre forme : le racisme. C’est donc bel et bien notre attachement à l’Histoire qui exige de reconsidérer la façon dont nous percevons le racisme.
Notre solidarité
Un jour, un match de soccer qui opposait le Paris Saint-Germain et le Basaksehir d’Istanbul fut interrompu parce que l’arbitre avait traité un joueur de noir : « This black guy » Selon l’avis conventionnellement partagé, l’interruption du match signifiait qu’on montrait sa solidarité envers le joueur, qu’on s’unissait autour d’un idéal commun, c’est-à-dire combattre le racisme.
Mais je crois que cet avis mériterait d’être nuancé. À chaque fois qu’une phrase comme « This black guy » est prononcée, une révolte s’ensuit. Les uns se révoltent contre celui ou celle qui l’a prononcée : « Did you just call him black », « Non mais, c’est quoi ton problème, pourquoi tu viens de le traiter de noir » ; les autres haussent la voix pour défendre un « peuple de couleur ». N’est-ce pas cela la solidarité ? L’altruisme d’une telle valeur n’est pas négligeable parce que nous y voyons une grande noblesse suffisante pour nous dire que nous formons tous une grande communauté universelle. Mais ce qui est particulièrement crucial, c’est de se demander ce que cette solidarité signifie réellement. D’un côté, il y a un risque que cette solidarité entraîne un déséquilibre parce que, qu’on le veuille ou non, il y a un peuple qui se retrouvera toujours dans la position de l’opprimé, toujours dans le besoin de cette « solidarité ». J’appellerais cela une « dépendance émotionnelle ». De l’autre côté, il y a risque que l’opprimé conserve un sentiment de redevabilité envers ceux et celles qui se lèvent pour le défendre ; d’où l’importance de trouver – pour un problème tel que le racisme – des solutions impartiales, sans victimisation, sans pitié, mais des solutions qui incarnent des droits et non pas de la solidarité.
« Ensuite, les jeunes Noirs contemporains ont continué à porter cette subordination sous une autre forme : le racisme »
Notre couleur de peau
Il peut nous sembler naturel et spontané de croire que la distinction des gens par la couleur de peau est liée au fait que la population noire est une minorité en Occident.
Cela pourrait être le cas ! Mais pendant les six ans que j’ai passés en Ouganda, je voyais le contraire. Là-bas, un homme blanc qui passait voir ces enfants oubliés dans un camp de réfugiés était celui qui leur inspirait le calme, la foi et la confiance (ce dont on peut bien sûr avoir besoin dans un camp de réfugiés). En Ouganda, c’est une minorité respectée, pour mieux le dire !
Ailleurs dans le monde, la dénomination de « white guy » inspirait la fierté, la confiance, et peut-être même la beauté, alors que « This black guy » entraînerait une révolte en Occident ? Et dans l’affirmative, ne serait-ce pas une hiérarchisation de races ?
Pour « combattre » le racisme, la conception d’une « morale uniforme » fait en sorte que les sociétés développent un mécanisme de défense qui se déclenche automatiquement en faveur des présumées victimes. Certains disent dénoncer des mentalités barbares n’ayant pas leur place parmi les humains, d’autres se rejoignent sur un altruisme unissant l’humanité qui aspire à un idéal commun. L’intention est peut-être louable, mais ces mécanismes ne sont en fait qu’un paradoxe.
En effet, le problème réside dans le raisonnement qui a mené l’humain à croire en la construction du racisme contre les Noirs, et contre les autres peuples d’ailleurs. L’argument avancé dans ce texte suggère qu’une part de ce problème est issue de la diabolisation d’un terme « noir » et la transmission de cette diabolisation de générations en générations, jusqu’à ce que cela devienne une réalité universellement admise, une forme de religion structurelle prise pour une approche de bienveillance. Mais cette bienveillance est en quelque sorte insuffisante parce qu’il y a toujours des questions qui s’imposent et qui restent sans réponses : le noir et le blanc ne sont-elles pas de simples couleurs ? Qu’y a‑t-il de si attachant dans notre appartenance à une certaine couleur de peau ?
Si on arrivait à répondre à ces questions sans pouvoir omettre ces valeurs dites « libérales » que l’Occident prétend vouloir internationaliser, la suite de ce texte perdrait son sens, et même l’Histoire ne serait plus d’aucune importance. En d’autres mots, si on pouvait clairement dire que noir et blanc ne sont que de simples couleurs de peau, la distinction des gens par leurs couleurs de peau ne serait dès lors plus nécessaire. Mais j’argumente que cet idéalisme est ici aveugle parce qu’il invalide en conséquence notre attachement à l’Histoire, et particulièrement celle des Noirs. Cela risque de ne pas arriver. Ce que les communautés noires refusent : la rhétorique qui invalide ou qui veut invalider l’Histoire.
« À cet égard, ce débat restera ouvert et demande qu’on se questionne sur les sous-entendus dissimulés derrière notre réaction de défense antiraciste »
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Revoir la révolte anti-raciste
Il a été précédemment impossible que l’Histoire nous devienne égale. Conséquemment, il ne serait pas totalement erroné de penser que la révolte antiraciste « why did you call him black » est en soi un paradoxe, et donc inutile. Rappelons-nous que « this white guy » représente en soi la fierté et la confiance, et en aucun cas une révolte. En y réfléchissant, la réaction/révolte « antiraciste » laisse sous-entendre différentes hypothèses. Des hypothèses telles que : « blanc serait supérieur à noir » ou encore « blanc serait plus beau que noir », toujours en lien avec les rapports de pouvoir existant inégalement entre l’Occident et le reste du monde… Il faut aussi se souvenir que la compétition et la lutte hiérarchique sont toujours plus près qu’on le pense. Comment s’empêcher de penser que ladite façon d’agir (why did you call him black?) insinuerait l’infériorité, le dénigrement, la vulnérabilité, la victimisation et la diabolisation de la couleur noire, raison pour laquelle elle sera toujours associée à la grossièreté ?
« Malgré tous les efforts déployés par les mouvements anticoloniaux, à l’indépendance, seule la souveraineté fut acquise par les anciennes colonies »
Notre Histoire
Une chose est sûre : quelles que soient les manières dont les gens vont s’élever pour repousser ce « racisme », leurs réactions visent surtout à sanctionner la connotation négative qui est derrière « this black guy ». On ne peut pas ne pas le mentionner !
Toutefois, le pouvoir que la charge historique exerce sur toute population autrefois soumise et assujettie est sans doute à prendre en compte. Derrière « This Black Guy », il y a l’esclavagisme, la colonisation, la soumission, la crise de réfugiés, la misère sociale, etc. On ne peut omettre le néocolonialisme. Malgré tous les efforts déployés par les mouvements anticoloniaux, à l’indépendance, seule la souveraineté fut acquise par les anciennes colonies. À cet égard, ce débat restera ouvert et demande qu’on se questionne sur les sous-entendus dissimulés derrière notre réaction de défense antiraciste. En effet, si nous consentons tous à l’existence d’une mauvaise foi de la part de la personne qui aurait prononcé la phrase mentionnée ; et que nous paraissons (ou nous souhaitons paraître) solidaires envers la présupposée « victime », n’est-ce pas parce que nous sommes convaincus que « noir » est devenu une insulte à force de décrier graduellement le terme ?
D’un côté, nous cherchons la bienveillance. Nous sommes ceux et celles qui veulent établir une égalité dans l’ordre social, sans discrimination ni ségrégation dans nos sociétés. Mais, paradoxalement, nous ne pouvons pas nous empêcher d’accentuer la supériorité d’une race par rapport à l’autre, même si c’est fait de manière inconsciente.
« Il faudrait dans tous les cas avoir le courage d’accepter que c’est un qualificatif comme les autres, utilisé pour parler du peuple africain comme d’autres peuples à travers le monde, plutôt que de lui attribuer d’autres sens euphémisés, comme “peuple de couleur” »
Ça pourrait être une solution
Avec toute la complexité que ces sujets suscitent, je crois qu’on devrait commencer à arrêter de vulnérabiliser, ou encore de diaboliser le terme noir. Il faudrait dans tous les cas avoir le courage d’accepter que c’est un qualificatif comme les autres, utilisé pour parler du peuple africain comme d’autres peuples à travers le monde, plutôt que de lui attribuer d’autres sens euphémisés, comme « peuple de couleur ». Et ça veut dire quoi, peuple de couleur ? Ne serait-il pas bénéfique de commencer à voir dans tout peuple autre chose que de la pitié, de la misère, de la souffrance ? Ne nous serait-il pas favorable d’entretenir des collaborations justes et égales les uns envers les autres sans vouloir passer pour des sauveurs qui veulent mettre fin à la même persécution que nous nous infligeons les uns envers les autres ? Pendant tant d’années, l’Occident a colonisé le monde. Des historiens ont documenté plus de vingt millions de Congolais morts aux mains de la Belgique et de Léopold II. Ça, c’est l’Histoire mentionnée ci-haut. Elle est lourde : je ne crois pas que la « solidarité » ou les euphémismes puissent réparer cela.