Le milieu journalistique, assujetti aux contraintes financières, ne peut faire abstraction de la demande du public quant à la manière de traiter l’information. La tour d’ivoire journalistique n’est en fait qu’un grand bâtiment commercial. La politologue Anne-Marie Gingras tient une position similaire dans son ouvrage Médias et démocratie : «[L]es médias sont coincés entre la nécessaire rentabilité et une mission d’information politique, deux objectifs étrangers l’un à l’autre. » Ces dernières années, la prolifération des verrous d’accès payants (paywalls) a permis la monétisation des nouvelles journalistiques, face à une hausse de la consommation des contenus en ligne, limitant grandement l’accessibilité de l’information au grand public. Philippe Marcotte, chercheur au Centre d’étude sur les médias (CEM) de l’Université Laval, note que « les auditoires – et donc les revenus [des médias] – se fragmentent devant l’explosion de l’offre ».
En quoi cette fragmentation affecte-t-elle le contenu ? Confronté à des plateformes médiatiques plus attractives, le journalisme factuel semble aujourd’hui insuffisant à lui seul pour capter l’attention du public. La hausse des prises de parole sous la forme de textes d’opinion, d’éditoriaux ou de chroniques permet-elle de fidéliser davantage les lecteurs·rices, en leur proposant un contenu qui idéologise l’information ?
Dans une enquête publiée en 2020 par Simon Langlois, Serge Proulx et Florian Sauvageau, près d’un tiers des répondant·e·s révélaient une préférence pour un journalisme d’opinion plutôt qu’un journalisme factuel. Si ces chiffres nous invitent à questionner le rôle que doivent jouer les partis pris idéologiques dans la sphère journalistique, ils ne spécifient pas précisément quelles sont les conditions d’une « bonne » opinion.
Parmi les 121 professionnels de l’information québécois interrogés en 2016 dans l’enquête « Bouleversements médiatiques et qualité de l’information », une majorité d’entre eux·lles ont déclaré que le critère le plus important de l’« excellence journalistique » réside dans la qualité de la recherche. Celle-ci peut être définie comme une approche d’investigation méthodique et rigoureuse sur un sujet donné, en prenant toujours soin de mettre en contexte les lecteurs·rices. L’opinion doit-elle s’en tenir au même critère ?
Lorsqu’ils sont maîtrisés, les textes d’opinion permettent de conférer un nouvel éclairage sur les faits, de
se faire le témoignage de points de vue et d’amener à interroger ses propres a priori sur l’actualité. Or, il est important que la présence d’opinion dans le paysage médiatique ne prenne pas la place de l’information factuelle, qui doit servir de base commune au dialogue démocratique éclairé. Sans les faits, l’opinion risque de se construire sur des a priori et sur le ouï-dire, ce qui mène potentiellement à une argumentation circulaire ou péremptoire. Pour qu’une opinion soit bien écrite, elle doit alors se fonder sur une recherche aussi rigoureuse que le journalisme factuel.
Le journalisme est toujours une médiation, et non une diffusion des faits eux-mêmes. La nature de cette médiation oscille selon le genre pratiqué : alors que les textes d’opinion incitent à adhérer ou non à de la prise de position développée, le journalisme factuel requiert une forme d’effacement, d’impartialité de la part du journaliste vis-à-vis de l’information transmise. La distinction entre ces pratiques journalistiques n’est toutefois pas toujours aussi nette. Dans le cadre d’une étude menée par Philippe Marcotte au CEM, un journaliste constate d’ailleurs que le « commentaire » a de plus en plus tendance à se substituer à l’information. « Il y a de plus en plus de chevauchements entre les deux types de pratique », explique-t-il.
Il apparaît donc primordial de délimiter les sphères respectives de l’opinion et du journalisme factuel. Les médias d’information doivent se faire un devoir de fournir les balises nécessaires pour permettre au public de classifier les différents types d’information auxquels il est confronté. Alors qu’Internet se fragmente en « espaces publics mosaïques », les lecteurs·rices devraient pouvoir reconnaître facilement si une information journalistique relève de l’opinion ou du fait. Si l’on considère qu’une nouvelle est d’« intérêt public », la transparence quant à l’angle éditorial adopté pour la couvrir l’est tout autant.