Alors que je me perdais dans les contenus médiatiques d’Instagram comme de nombreux jeunes français de mon âge, une vidéo en format « réels » des comptes de l’Armée de terre française, @armee2terre et @armeedeterrerecrute, m’interpelle. On y voit la caméra qui s’adresse à un soldat en lui posant la question suivante : « Combien te coûte ton loyer par mois ? » Ce format est actuellement populaire sur certains réseaux sociaux dont TikTok, Instagram et YouTube : des créateurs de contenu interrompent des passants dans la rue et leur demandent le prix de leur loyer avant de visiter leur appartement. Cette tendance permet parfois de dénoncer les prix exorbitants des appartements dans les grandes villes comme New York ou Paris, et d’autre part, de mettre en avant des foyers hors du commun, des « pépites » de l’immobilier urbain.
Dans la vidéo produite par l’Armée de terre, le soldat interpellé répond qu’il ne paie pas de loyer. Outrée, je partage immédiatement cette vidéo avec un ami : « Tu te rends compte de ce qu’il se passe ? L’armée est en train d’utiliser la crise des logements, la hausse générale des prix des loyers, et l’inflation pour promouvoir l’engagement et le recrutement au sein de son effectif ! » J’ai alors décidé d’inspecter davantage le compte Instagram de l’Armée de terre pour voir comment l’armée française emploie les tendances médiatiques pour recruter une nouvelle génération de soldats.
Recruter sur Instagram
Pour attirer les adolescents et les jeunes adultes, les équipes de recrutement de l’armée se sont installées sur diverses plateformes et réseaux sociaux comme Twitter, Snapchat, Instagram et TikTok. Ce n’est pas nouveau : depuis plusieurs années, les institutions gouvernementales se sont créées un espace dans les écrans des jeunes. L’Armée de terre utilise les tendances populaires et les intérêts des jeunes pour glorifier et rendre attractives les carrières militaires. Par exemple, elle reprend les paroles d’une chanson de rap – « je suis trop polyvalent » – et montre des images d’un soldat qui s’entraîne la journée et cuisine pour l’armée le soir. Aussi, pour promouvoir les avantages des carrières au sein de l’armée, les responsables du compte Instagram ont montré des équipements de musculation et des salles de sport gratuites, en sachant que la musculation est récemment devenue un centre d’intérêt majeur des lycéens et étudiants, qui ont glorifié la culture du « gym rat » (l’addict à la musculation).
Le problème avec ce type de publicité, c’est qu’elle est mensongère. L’armée veut mettre de l’avant les avantages de l’engagement en effaçant le cœur de l’activité militaire : la violence. L’armée, ce n’est pas pouvoir cuisiner pour ses camarades ou avoir accès à de l’équipement gratuit : le soldat s’engage pour défendre le territoire national par la force. Il se soumet aux souhaits de ses hiérarchiques militaires, eux-mêmes suivant les ordres du chef des armées, le président. Les soldats se doivent de respecter tous les ordres reçus, même au prix de leurs vies. Les nouvelles campagnes de recrutement omettent cet élément crucial. Si nous croyons les publicités, aujourd’hui, être soldat s’apparenterait plus à une colonie de vacances qu’à un sacrifice patriotique.
« L’armée veut mettre de l’avant les avantages de l’engagement en effaçant le cœur de l’activité militaire : la violence »
Nouveau programme au lycée : Patriotisme, Discipline et Armée
En réalité, cette croissance des campagnes de recrutement militaire ne passe pas uniquement par les réseaux sociaux. Les mandats d’Emmanuel Macron ont progressivement remis à l’honneur les carrières dans l’armée. Dans un premier temps, le président a rendu obligatoire la participation à la Journée défense et citoyenneté (JDC), précédemment appelée Journée d’appel de préparation à la défense (JAPD), pour l’obtention du diplôme du baccalauréat. De plus, tout Français de plus de 25 ans doit avoir complété sa JDC pour se présenter aux concours et examens d’État : partiels d’université, concours de la fonction publique, examen du permis de conduire, etc.
« Macron a annoncé il y a quelques semaines que ce programme deviendrait progressivement obligatoire pour tous les lycéens français »
Tous les adolescents de 16 ans sont appelés à être recensés auprès de leur mairie, puis sont convoqués à passer une journée avec des militaires. Ces derniers leur présentent les valeurs défendues par les différents corps de l’armée et les carrières militaires possibles. L’objectif de cette présentation est de sensibiliser les jeunes encore en orientation aux divers métiers possibles dans l’armée : de soldat à ingénieur, de pilote à médecin, d’archiviste à cantinier. « Il existe l’équivalent de toutes les carrières civiles dans l’armée », me promettait le gendarme lors de ma JDC en 2020.
Dans un second temps, les participants de la JDC sont soumis à une évaluation du niveau de littératie et de numératie. Des mots défilent sur un projecteur et les adolescents, munis d’une télécommande connectée, doivent confirmer si le mot existe. Puis, ils répondent à des suites d’additions et de soustractions. Le gendarme nous affirme que cette courte évaluation permet au ministère de l’Éducation de publier des statistiques sur le succès du cursus académique. Néanmoins, à la fin du test, les participants ayant obtenu des scores trop bas sont invités à discuter avec des responsables du recrutement. Ces derniers leur proposent de rejoindre l’armée, promettant un épanouissement plus certain que dans le système scolaire.
Pour résumer, la JDC a deux objectifs : glorifier les métiers de l’armée et recruter, sur-le-champ, les élèves qui réussissent le moins dans le système scolaire. Le gouvernement choisit un âge très stratégique : 16 ans, moment où les jeunes adolescents sont troublés dans leur orientation. À 16 ans, un lycéen peut décider de défendre et protéger la République par les armes alors que cette dernière ne le considère même pas comme un citoyen français. À 16 ans, un lycéen est encore exclu du système républicain démocratique et pourtant, il a le droit de lui sacrifier sa vie.
La JDC n’est pas le seul programme de recrutement militaire et de sensibilisation au patriotisme imposé aux jeunes élèves du lycée. En 2019, le Service national universel (SNU) a été mis en place en France, par le premier ministre du président Macron, Édouard Philippe, visant à offrir à tous les jeunes de 15 à 17 ans une expérience de vie en communauté, de responsabilité civique et d’engagement volontaire. Ce service civique permettrait aux jeunes de se sentir utiles, de contribuer à la société et de développer leurs compétences et leurs talents. Le programme se déroule en deux phases : une première de cohésion de deux semaines en internat, où les jeunes vivent ensemble et participent à des activités variées (sport, culture, citoyenneté, etc.) et une phase d’engagement de deux semaines où les jeunes choisissent un projet dans lequel ils souhaitent s’investir (associatif, humanitaire, culturel, etc.). Il n’est pas dirigé par le ministère de l’Intérieur, mais bien par le ministère de l’Éducation nationale. Même s’il semblerait au premier coup d’œil que le SNU ne fasse pas partie d’un programme plus large de militarisation nationale, il est clair que l’objectif de ce programme est de créer une cohésion de groupe sous la bannière du drapeau français. N’oublions pas que les adolescents volontaires au SNU doivent chanter la Marseillaise régulièrement, porter des uniformes, et respecter un emploi du temps strict : une routine qui participe à la glorification de la défense de la patrie, sans aucun esprit critique. Macron a annoncé il y a quelques semaines que ce programme deviendrait progressivement obligatoire pour tous les lycéens français.
Il ne faut pas rester aveugle aux techniques subtiles de recrutement et de patriotisme promues par l’armée et l’éducation nationale. Les poussées militaristes favorisent les déclenchements de guerres. Investir dans l’armée, c’est nourrir la guerre, car oui, la finalité principale des forces armées, c’est de combattre contre d’autres forces armées. Ma petite sœur de 16 ans a été convoquée pour effectuer sa JDC le 31 juillet 2024, au 110ème anniversaire de l’assassinat de Jean Jaurès. Face à l’élan nationaliste et militariste, nous devons organiser une riposte pacifiste.