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C’est donc ça le multiverse ?

Everything Everywhere All At Once : un glorieux chaos.

Jade Lê | Le Délit

Avec 11 nominations, Everything Everywhere All At Once dominait la concurrence en vue de la 95ème cérémonie des Oscars. Gagnante de sept Oscars, dont celui du meilleur long-métrage et des meilleurs réalisateurs, cette œuvre absurdement délirante marque l’histoire du cinéma. Michelle Yeoh, qui interprète le personnage principal Evelyn Wang, se voit récompensée du prix de la meilleure actrice, faisant d’elle la première femme asiatique à obtenir ce prix. Ke Huy Quan, de son côté, remporte l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle pour sa performance. Il fond en larmes à l’annonce de son nom, et s’exclame « Maman, je viens de gagner un oscar ! (tldr) ». Après avoir relaté son passé de réfugié vietnamien, sans vraiment pouvoir y croire, il déclare de sa voix remplie d’émotion : « Ça, c’est le rêve américain. »

Ce film de science-fiction peut être approché d’une manière analytique, car il invite le spectateur à réfléchir sur des problèmes contemporains, notamment les ruptures générationnelles dans les familles d’immigrés, en mettant en lumière une minorité asiatique sur la scène internationale. Cette œuvre étonnante et déconcertante par son absurdité, mélangeant science-fiction et réalités alternatives, ne plaît pas à tout le monde. Entre mains saucisses, rochers loquaces et bouchons anaux, le message apparaît lors de la seconde moitié du film, qui prend un profond tournant émotionnel.

Le scénario se présente ainsi : Evelyn Wang est propriétaire d’une laverie avec son mari, Waymond, joué par Ke Huy Quan, qui veut divorcer. Evelyn n’en peut plus. C’est alors qu’elle fait la connaissance d’Alpha Waymond, une version alternative de son mari. Il lui explique qu’il existe de nombreux univers parallèles, car chaque choix, chaque décision que l’on prend, mène à un futur différent et engendre la création d’un nouvel univers. Les habitants de l’Alphaverse ont ainsi développé une technologie permettant d’accéder aux compétences, aux souvenirs et au corps de leurs homologues alternatifs. Evelyn, qui ne cesse d’être transportée entre les différentes versions d’elle-même, se voit, au long de son périlleux voyage, questionner ce qu’elle pensait connaître de sa vie, de ses échecs, ainsi que l’amour qu’elle éprouve envers sa famille.

« Cette œuvre étonnante et déconcertante d’absurdité, mélangeant science-fiction et réalités alternatives »

Alors que la relation entre Evelyn et Waymond est instable et ne cesse d’évoluer selon les univers, c’est leur fille Joy qui s’avère être l’élément unificateur entre les différents mondes parallèles. Avec une performance remarquable de Stephanie Hsu, Joy représente la deuxième génération d’immigrés, portant le poids de la relation fracturée d’Evelyn avec son grand-père et des déceptions d’un rêve américain non atteint. En plus de son homosexualité, son absence d’objectif à long terme est la plus grande déception pour sa mère, qui, comme de nombreux immigrants, a tout sacrifié pour offrir une vie stable à sa fille. Cette pression se manifeste par une rébellion si grande qu’elle s’étend au-delà des multivers, dans un royaume où un bagel géant se dresse comme un trou noir, prêt à aspirer tout le monde dans un vide, un néant, qui représente la mort.

Approche philosophique

Alors que la première partie du film, intitulée « Everything » servait d’introduction, mettant en place le contexte du film et introduisant les personnages, la deuxième partie « Everywhere » propose une réflexion philosophique posant de nombreuses questions existentielles et cherchant à résoudre le conflit mère-fille entre Evelyn et le personnage de Jobu Tupaki, une version alternative de Joy. Ce conflit représente un affrontement idéologique opposant l’existentialisme, représenté par Evelyn, et le nihilisme, soutenu par Jobu.

Evelyn fait face à un vide existentiel résultant des nombreuses déceptions et échecs de sa vie. Dans l’univers initial, elle a décidé de tout quitter pour s’installer aux États-Unis avec son mari, à la poursuite du rêve américain. Cette décision ne s’est pas déroulée comme prévu : alors qu’elle se retrouve propriétaire d’une laverie, son rêve s’essouffle en un mirage de plus en plus lointain. Elle sent peu à peu le poids d’un vide indescriptible dans son quotidien, souvent nommé « crise de la quarantaine ». Ce vide est un sujet central pour de nombreux philosophes du 20e siècle tels que Friedrich Nietzsche, Jean-Paul Sartre et Albert Camus, qui le considèrent comme une source de tristesse chez tout individu. Ce néant naît de l’incapacité à trouver un sens à la vie, ce qui provoque un sentiment de frustration et de confusion. Face à cela, deux choix apparaissent : soit l’individu commence à voir sa vie comme une accumulation d’insatisfactions et de déceptions, soit il effectue des changements drastiques dans sa vie, en y trouvant du sens et en valorisant des éléments du quotidien. Jobu Tupaki, adepte du premier choix, représente cette existence omnisciente dans le multiverse, qui ressent tout, partout, tout à la fois : parce qu’elle ressent littéralement tout en même temps, elle ne peut être heureuse. Ce poids insupportable la conduit à adopter une vision nihiliste de la vie. En philosophie, le nihilisme peut être compris comme un scepticisme face à la vie, où l’individu rejette toute convention sociale. Pour les nihilistes, la vie semble dénuée de sens : « Si rien n’est important, toute la douleur et la culpabilité qu’on ressent pour n’avoir rien fait de notre vie s’envole », déclare Jobu Tupaki, considérant la mort comme la seule issue.

Cette évasion utilisant le nihilisme comme mécanisme de défense contre le poids insupportable de l’existence est mise en avant dans l’univers où Joy et Evelyn deviennent des rochers. Dans un monde où la vie n’a jamais vu le jour, il n’y a ni bonheur, ni malheur au sens traditionnel, puisqu’il n’y a même pas d’existence. Gérer une laverie ou être vedette de cinéma n’a plus aucune valeur ; le mot « déception » perd tout son sens.

Waymond, quant à lui, agit comme contrepoids vis-à-vis de Jobu Tupaki, en représentant le caractère optimiste de l’existentialisme comme solution face au nihilisme : « Lorsque je choisis de regarder le bon côté des choses, je ne fais pas preuve de naïveté. C’est un choix stratégique et nécessaire. C’est ainsi que j’ai appris à survivre. » Il ne cherche pas à dire qu’il y a plus de bien que de mal dans notre monde, mais plutôt à valoriser et chérir les petits moments de bonheur autant que possible. Lorsque l’on arrive à dépasser le nihilisme en donnant de la valeur à ces courts instants et en mettant en lumière le positif, seulement à ce moment serons-nous capables d’apprécier la vie. Il faut accepter le fait qu’il existe inévitablement du positif et du négatif : ils représentent le tout, partout, et tout à la fois.

Représentation asiatique

Ce film met en avant la communauté asiatique, trop peu représentée à l’international, avec une majorité d’acteurs asiatiques et de nombreux dialogues en mandarin. Appartenant à la première génération d’immigrants, issue du mariage d’une mère chinoise et d’un père coréen, j’ai moi-même, Jacky Kim, vécu cette situation où la pression parentale est telle qu’elle en devient intenable. Je trouve que ce film a réussi à représenter de façon juste et non romancée ou clichée les dynamiques d’une famille d’immigrants asiatiques. Evelyn et Waymond décident de déménager aux États-Unis ayant pour but d’atteindre le rêve américain, comme c’est le cas pour beaucoup d’immigrants. Abandonner toute une partie de sa vie demande beaucoup de courage. C’est un choix extrêmement difficile, qui, souvent, ne fonctionne pas tel qu’on l’avait imaginé. La déception que les parents immigrés éprouvent face à leur propre vie et échecs, lorsque ce rêve n’est pas atteint, les mène souvent à imposer leurs propres ambitions à leurs enfants. Bien qu’ils souhaitent le meilleur pour ces derniers, cela est souvent à l’origine de tristesse et de nombreuses disputes. Cette pression finit souvent par écraser l’enfant, qui ne peut poursuivre ses propres passions. Cette connexion émotionnelle difficile entre parents et enfants, à la racine des traumatismes intergénérationnels au sein des familles immigrées, est particulièrement bien représentée dans le film Everything Everywhere All At Once, sans tomber dans des stéréotypes vulgaires.


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