Le 17 mars dernier, le Wyoming est devenu le premier État américain à interdire la pilule abortive. Cette interdiction s’insère plus largement dans le contexte de la révocation l’an dernier de l’arrêt Roe vs Wade, inscrivant le droit à l’avortement dans la législation fédérale. La révocation de l’arrêt donne libre cours aux États de restreindre ou d’interdire l’accès à l’avortement sur leurs sols.
Une nouvelle bataille pour le droit à l’avortement
Alors que 18 États américains ont déjà ou sont en voie d’interdire l’avortement, neuf mois après le revirement de la Cour suprême sur Roe vs Wade, une nouvelle bataille s’engage. Cette fois-ci, sur la pilule abortive, qui représente plus de 53% des avortements aux États-Unis. La mifépristone, l’un des deux médicaments employés pour avorter, peut être utilisée pour interrompre le processus de gestation dans les dix premières semaines de grossesse.
Ce nouveau combat a été déclenché au Wyoming, un État rouge (républicain) du Nord-Est des États-Unis, devenu la semaine dernière le premier État américain à inscrire l’interdiction de la pilule abortive dans sa législation. Cette loi, l’Interdiction des avortements chimiques (tdlr) (SEA 0093), promulguée le 17 mars dernier, devant prendre effet le 1er juillet prochain, fait déjà l’objet d’une poursuite devant un tribunal. L’action en justice intentée par six plaignants vise à révoquer deux lois nouvellement passées : la loi interdisant l’usage de la pilule abortive, ainsi que la loi sur La vie est un droit de l’Homme (HEA 0088), passée elle aussi le 17 mars dernier, criminalisant l’avortement sauf en cas d’inceste, de viol ou de danger pour la vie de la mère. L’une des plaignantes dans l’action en justice contre la nouvelle loi sur la pilule abortive au Wyoming est la gynécologue obstétricienne Giovannina Anthony, qui détient la seule clinique abortive au Wyoming. Elle explique que la criminalisation d’un médicament vérifié par la science « pourrait mener à des décès maternels et à des situations horribles pour les mères et les bébés ».
Le 22 mars dernier, la juge Melissa Owens du tribunal de district du comté de Tetona dans l’État du Wyoming a temporairement bloqué l’interdiction d’avorter, mais elle ne s’est cependant pas encore prononcée au sujet de la loi sur la pilule abortive, aussi contestée devant son tribunal. La juge avait déjà stoppé une loi similaire sur l’avortement en juillet dernier après le revirement de la Cour suprême sur Roe vs Wade.
L’inventeur de la pilule abortive – le scientifique français Étienne-Émile Baulieu – a dénoncé dans un entretien avec l’Agence France Presse (AFP) une loi qui traduit le « fanatisme et l’ignorance ». Elle représente selon lui « un recul pour la liberté des femmes, surtout pour les plus précaires qui n’auront pas les moyens d’aller dans un autre État pour se la procurer ».
La loi sur l’interdiction de la pilule abortive au Wyoming intervient alors que le juge fédéral du district Nord du Texas, Matthew Kacsmaryk, devrait bientôt rendre une décision préliminaire qui pourrait remettre en question la circulation aux États-Unis de l’un des deux médicaments utilisés pour les interruptions de grossesses volontaires, la mifépristone.
« L’inventeur de la pilule abortive – le scientifique français Étienne-Émile Baulieu – a dénoncé dans un entretien avec l’Agence France Presse une loi qui traduit le “fanatisme et l’ignorance” »
Lors d’une audience devant le juge texan Kacsmaryk, une coalition anti-avortement a souligné que le médicament représente « un danger pour les femmes » et qu’il « a été approuvé trop hâtivement par l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) ». Aux États-Unis, tout produit pharmaceutique tel que la mifépristone est d’abord approuvé par la FDA avant d’être mis sur le marché. Leur site officiel indique à ce sujet que tout médicament passe par un processus de vérification permettant d’assurer qu’il « fonctionne correctement et que ses avantages pour la santé l’emportent sur les risques connus ».
Une ordonnance rendue au cours du procès pourrait interdire l’accès à ce médicament sur l’ensemble du territoire américain. Lors d’une audience d’une coalition anti-avortement ayant eu lieu le 15 mars dernier à Amarillo, où le juge Kacsmaryk était le seul juge fédéral, celui-ci a dit vouloir rendre sa décision « le plus rapidement possible ». La mifépristone, l’un des deux médicaments utilisés depuis deux décennies pour interrompre le processus de grossesse, pourrait alors se voir retirer des tablettes et interdire toute circulation dans le pays.
Une telle décision pourrait, selon des défenseurs du droit à l’avortement, avoir un retentissement similaire à la révocation de Roe vs Wade. En effet, les restrictions ou les interdictions sur l’avortement imposées jusqu’alors étaient dans le cadre législatif des États. Ici, des États pro-avortement comme New York, où l’usage de la pilule abortive représente plus de 40% des interruptions de grossesse, verraient leur accès à ces médicaments et à l’avortement en général restreint malgré eux.
« Des États pro-avortement […] verraient leur accès à ces médicaments et à l’avortement en général restreint malgré eux »
Les recours possibles de la FDA
Malgré les législations différentes d’un État à l’autre sur l’avortement, il est possible de se procurer des pilules abortives dans les 50 États américains en les commandant sur Internet. En entretien avec Le Délit, Jennifer Fishman, professeure à l’Unité d’éthique biomédicale et au Département des sciences sociales de la médecine de McGill, a souligné : « Il y a maintenant un certain nombre d’organisations aux États-Unis et à l’étranger, y compris l’Aid Access, qui fournissent des pilules à tous les citoyens. L’Aid Access offre également un service qui fournit des provisions avancées de pilules, ce qui signifie que vous pouvez avoir les pilules à portée de main avant d’être enceinte. »
Toutefois, les législateurs texans pourraient aussi restreindre, voire interdire le recours à ces organisations en bloquant l’accès aux fournisseurs en ligne, impactant ainsi la distribution de la mifépristone sur l’ensemble du territoire américain. Cependant, comme l’explique Pr Fishman, « il y aura beaucoup plus de décisions à prendre de la part de la FDA et de l’administration Biden quant à la manière de protéger l’accès aux pilules abortives dans les États qui ne l’ont pas interdite ».
Néanmoins, le retrait de l’autorisation sur un médicament ne relève pas seulement d’une décision de la législation fédérale. Il suit un processus strict pouvant être prolongé par une suite de recours juridiques. Selon neuf juristes et avocats américains en droit des aliments et drogues, l’Agence détient l’autorité nécessaire pour « retarder » ou « atténuer » l’ordonnance de retirer la pilule abortive du marché. De plus, des études montrant l’inefficacité de la mifépristone pourraient être requises afin de déclencher le processus de son interdiction devant les tribunaux.
La réaction de la communauté mcgilloise
En comparaison avec les États-Unis, le Canada n’a pas de loi particulière sur l’avortement. Sa décriminalisation s’est effectuée de manière complètement différente de son voisin américain. « L’avortement est traité comme n’importe quelle autre procédure médicale au Canada et est par la suite inscrite dans la Loi canadienne sur la santé. Il s’agit d’une intervention médicale couverte par l’assurance fédérale, au même titre qu’une arthroplastie de la hanche », explique la Pr Jennifer Fishman.
L’absence de légifération canadienne sur l’avortement limite grandement la possibilité d’en interdire les moyens. La professeure souligne à ce titre qu’« il est possible que les défenseurs de l’avortement et des droits en matière de santé sexuelle ne veulent pas de lois sur l’avortement, parce que cela ouvre la porte à davantage de restrictions si les gouvernements conservateurs prennent le pouvoir dans les provinces ou à l’échelle nationale ».
Si l’interdiction de l’avortement n’est pas envisageable dans l’avenir immédiat au Canada, Le Délit s’est entretenu avec des étudiantes américaines de McGill pour connaître leur perception de la situation aux États-Unis.
« Renverser un jugement sur la base de fausses informations, c’est ça qui est dangereux »
Hannah Allen
Hannah Allen, étudiante détentrice d’un bac en musique au Oberlin College en Ohio, s’inquiète de l’impact scientifique du projet de loi au Texas contre la pilule abortive. Elle explique que le jugement prononcé contre la pilule abortive au Texas, pourtant approuvée par la FDA, représente un danger pour l’accessibilité aux médicaments en général. « À chaque fois que la FDA donne son approbation pour un médicament ou une pilule, ça prend du temps, c’est vraiment rigoureux. L’idée de ne plus leur accorder la légitimité pour approuver certains médicaments, ça ne sert à rien. Pourquoi faire confiance à toute une entreprise ou une organisation pour assurer la santé et la sûreté de ces produits si on veut renverser par la suite le processus ? », questionne-t-elle.
« Renverser un jugement sur la base de fausses informations, c’est ça qui est dangereux », selon Hannah Allen. Le fait de « mêler tout ce qui est politique avec le réel et le scientifique » présente selon elle des risques de dérapages sérieux sur la question de l’avortement, déjà très polarisante aux États-Unis.
Interrogée par Le Délit sur la nouvelle bataille engagée contre la pilule abortive aux États-Unis, Morgane Garrick, étudiante franco-américaine à la Faculté des arts, a dénoncé une décision qui relègue l’agentivité des femmes au second plan : « La priorité n’est jamais donnée à la femme, mais toujours à la religion, à certaines valeurs. » Morgane nous a rapporté une formulation cynique entendue, représentant bien selon elle la situation : « Ils donnent la priorité à un enfant à naître parce qu’il y a encore 50 % de chances que ce soit un homme. »
Les deux étudiantes témoignent de leurs craintes et de celles de leurs proches vis-à-vis des implications posées par les restrictions et les interdictions à l’avortement, notamment sur les plans de carrière. Hannah témoigne que plusieurs personnes pourraient avoir peur de s’installer au Texas pour poursuivre des études, ou commencer un emploi, en sachant qu’elles n’auraient pas accès à l’avortement là-bas.