L’Opéra Garnier est l’un des plus célèbres théâtres d’opéra au monde, situé dans le neuvième arrondissement de Paris. Construit à la fin du 19e siècle, il est un symbole de la culture et de l’élégance de l’époque. Cependant, derrière la façade majestueuse de ce monument se cachait un monde de désirs et de passions qui étaient souvent considérés comme tabous à l’époque : la sexualité. Les danseuses étaient considérées comme des femmes à la morale douteuse, souvent l’objet de désirs et d’attentions de la part de riches protecteurs. Les chanteuses étaient également soumises à des avances sexuelles de la part de leur public. Plus franchement, l’opéra Garnier était un bordel de luxe. Au cours d’une soirée, certains passaient de spectateurs à clients et d’autres de danseuses à prostituées. Avec le temps, le métier de danseuse classique s’est professionnalisé et la prostitution s’est vue davantage stigmatisée. Les chorégraphes ont essayé d’opérer une certaine révolution sexuelle dans ce corps de métier tout en respectant les règles de bien-séance. Cet article compare trois époques afin de retracer l’évolution du rapport entre la sexualité et la danse classique.
« L’opéra Garnier était un bordel de luxe : au cours d’une soirée, certains passaient de spectateurs à clients et d’autres de danseuses à prostituées »
Les premières danseuses de l’Opéra
À la fin du 19e siècle, le peintre français Edgar Degas provoque un scandale à la suite de l’exposition d’une série
de tableaux et de sculptures représentant des danseuses de l’Opéra. Il les montre dans l’intimité de leur travail :
les vestiaires, les coulisses, l’étirement. Degas peint leurs dos dénudés et leurs jambes écartées, de quoi choquer la haute bourgeoisie parisienne. En réalité, ce qui choquait le plus, ce n’était pas tant les positions des danseuses, mais plutôt la représentation de ces dernières. Cette même classe critiquant l’exposition de Degas s’avère être la plus féroce consommatrice des faveurs sexuelles proposées à l’Opéra. La Petite Danseuse de Quatorze Ans est une sculpture en bronze créée par Edgar Degas en 1881 qui représente une jeune danseuse de l’Opéra de Paris vêtue d’un tutu en tulle, d’un corset et de chaussons de danse. La sculpture a suscité la controverse en raison de son réalisme brutal, de sa représentation crue de la danse et de la sexualisation supposée de la jeune fille. Exposée pour la première fois à Paris en 1881, à l’occasion de la sixième exposition impressionniste, elle est vivement critiquée par Paul Mantz qui se questionne : « Pourquoi son front est-il, comme ses lèvres, marqué d’un caractère si profondément vicieux ? »
En 2021, l’école d’art parisienne Les Gobelins produit un court-métrage animé avec Constance Bertoux, Camille Bozec, et Pauline Guillon intitulé Louise, dans lequel le spectateur suit la soirée d’une danseuse de l’Opéra à la fin du 19e siècle. Après sa performance sur scène dans le ballet Gisèle, la collègue de Louise lui réclame la somme qu’elle lui doit depuis quelques semaines. À court, Louise décide de se fondre dans la masse de prostituées et de rejoindre ses mécènes et clients habituels pour rembourser sa dette. À cette époque, le salaire d’une danseuse classique n’est pas suffisant pour en vivre, les artistes dépendent donc du pourboire de leurs spectateurs, qui deviennent leurs clients.
Chorégraphie et modernité
Au début du 20e siècle, la danse classique se veut à l’avant-garde de la représentation d’une sexualité féminine libérée. Alors qu’au 19e siècle la mode est aux ballets romantiques narrant des histoires d’amour tragiques dansées par des femmes dont le tutu couvre l’intégralité des jambes, le 20e voit l’essor de pièces allègres et provocatrices. Composé en 1869 par Marius Petipa, le ballet Don Quichotte est joué pour la première fois en France en 1905 au théâtre du Châtelet. Ce ballet met en scène le personnage de Kitri, une jeune espagnole sensuelle qui fait rêver l’ensemble des personnages masculins. Quand elle tourne puis saute, la robe de Kitri vole pour dévoiler, en l’espace de quelques secondes, ses jambes nues écartées par des positions souples.
Le chorégraphe russe Rudolf Noureev opère la révolution sexuelle dans le monde de la danse classique. Après avoir demandé l’asile en 1961, Noureev reprend des ballets classiques pour les réinventer dans l’érotisme. Par exemple, dans sa version de Roméo et Juliette, représentée pour la première fois le 9 octobre 1977, le couple se touche, s’embrasse, s’émeut dans une passion sexuelle et tangible. En 2019, le réalisateur Ralph Fiennes compose le film Le Corbeau Blanc qui retrace la vie de Rudolf Noureev lors de son arrivée à Paris. Le prodige Noureev, interprété par Oleg Ivenko, est en tournée à Paris avec la compagnie du Kirov et devient fou de la liberté sexuelle qui habite les Parisiennes. Après être tombé dans la passion pour Clara Saint, interprétée par Adèle Exarchopoulos, Noureev prend la décision de quitter l’URSS pour demeurer à Paris, ville d’où il tirera son inspiration pour toutes ces œuvres révolutionnaires. Le film de Fiennes montre l’importance des fréquentations sexuelles et amoureuses dans le processus de création : pour représenter et danser la passion, il faut la vivre à nu.
« Pour représenter et danser la passion, il faut la vivre à nu »
Concilier sexualité et danse classique aujourd’hui
Le Délit s’est entretenu avec Hortense pour en savoir plus sur comment une danseuse concilie sexualité et danse classique. Hortense Pelletan est une danseuse de 19 ans, qui en parallèle de ses études en sciences politiques, suit le cycle à orientation professionnelle au Conservatoire à Rayonnement Régional (CRR) de Reims. Elle danse près de 15 heures par semaine.
Le Délit (LD) : Comment la danse classique a‑t-elle impacté ton rapport au corps dans l’activité sexuelle, que ce soit la masturbation, la séduction ou la copulation ? As-tu l’impression que le fait d’être une danseuse est en soi un atout dans le jeu de la séduction ?
Hortense Pelletan (HP) : Honnêtement, je pense que la danse a considérablement changé le rapport que j’ai vis-à-vis de mon corps. Depuis que je danse de manière intensive, soit depuis mes 13 ans environ, j’ai une très bonne connaissance de mon corps. Je connais les mouvements qui me procurent du plaisir et ceux qui, au contraire, sont plus inconfortables et moins naturels pour moi.
En ce qui concerne le rapport entre la danse et l’activité sexuelle, je pense que la danse classique m’a aidée à m’affirmer davantage dans des situations de drague. Je pense que mon corps arrive à retranscrire les sensations, les jeux et les aventures qui se produisent sur scène dans la séduction. Réciproquement, les expériences que j’ai connues dans la vie m’ont aidée dans ma danse car elles m’ont permis d’interpréter les rôles de manière plus juste et sincère. Je pense que la danse me donne confiance en moi de manière générale, ce qui me permet de me sentir plus belle au quotidien. De fait, je pense qu’elle influence de manière indirecte mon jeu de séduction car j’arrive mieux à m’affirmer depuis que je danse et je connais très bien mes forces et faiblesses corporelles, et donc je sais lesquelles mettre en avant dans une situation de drague. Quand je dis que je suis danseuse classique, la personne en face trouve cela en général original et respectable, étant donné que peu de gens poursuivent la danse de manière aussi intensive en parallèle de leurs études traditionnelles. Je pense que les gens associent plus le classique à l’élégance et la grâce, soit des qualités associées au féminin et à la douceur, plutôt qu’au sexy et au sensuel. Je pense pas que l’on associe encore aujourd’hui la danse à l’activité sexuelle, mais plutôt à la grâce et au raffinement.
LD : As-tu déjà eu l’impression d’interpréter des rôles sensuels ou des chorégraphies à caractère sexuel ?
HP : Oui, j’ai déjà dû interpréter des rôles sensuels, notamment celui de Douniazad dans le ballet Schéhérazade de Michel Fokine ou encore dans le Casse-Noisette de Lev Ivanov avec la Danse Arabe. Je pense que ces rôles se font plus rares dans la danse classique par rapport à d’autres types de rôles issus de ballets du répertoire, qui mettent souvent en scène des jeunes filles innocentes, qui doivent faire face à un destin tragique et lugubre, comme celui de Gisèle. Le classicisme se base sur des normes telles que la bienséance et la vraisemblance. Dans le répertoire, on évite des rôles trop explicites, on reprend des histoires peu choquantes qui mettent davantage l’accent sur le romantisme que sur la passion sexuelle.
« Ce qui prime, ce n’est pas tant la sensualité, mais la beauté »
Hortense Pelletan
LD : Te sens-tu sensuelle quand tu danses en cours comme sur scène ? Est-ce que tu trouves les costumes sexy ? Si cette sensualité existe, comment l’exprimes-tu ?
HP : Quand je danse, je me sens belle. Je pense que c’est vraiment le seul moment où je me sens entièrement bien dans ma peau car j’arrive à m’exprimer de manière sincère et passionnée, cela a un effet libérateur et transcendant sur moi. Je ne sais pas si c’est toujours de la sensualité car cela dépend des rôles à interpréter, mais en tout cas, je pense que ma perception d’être belle se multiplie et se renforce sur scène. Pour les costumes, cela dépend encore une fois des rôles et du type de ballet mis en scène ainsi que de la chorégraphie imposée. De manière générale, je pense que les costumes sont destinés à créer un tableau harmonieux et plaisant pour le spectateur. Cet ensemble, musique, danse et décors, crée le beau et se destine à toucher le spectateur autant que le danseur-interprète. Ce qui prime, ce n’est pas tant la sensualité, mais la beauté. J’espère continuer à grandir et à me transformer avec mon corps, que ce soit au CRR ou dans un autre cursus de danse à l’étranger.