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La lanceuse d’alerte américaine Reality

Portrait : Reality Winner ou l’Américaine qui contra le gouvernement américain.

Clément Veysset | Le Délit

Dans ma volonté de donner une plus grande visibilité aux films réalisés par des femmes, en réponse aux barrières financières et sociales encore trop importantes auxquelles celles-ci sont soumises, je suis allée voir le premier film de Tina Satter, sorti au moi d’août : Reality. Le film s’inscrit d’une façon quelque peu déroutante dans la réalité, étant entièrement basé sur l’enregistrement d’une heure et vingt minutes de l’interrogatoire d’une Américaine des plus normales, nommée Reality. Le titre réfère à l’histoire de cette femme ayant réellement existé, et qui s’est vue interrogée par le Bureau fédéral d’enquête américain (FBI), le samedi 3 juin 2017, avant de voir sa maison être fouillée de fond en comble. Tout semble anodin : elle possède des animaux de compagnie, habite dans un petit pavillon, donne des cours de yoga, et les agents du FBI s’assurent sans aucune agressivité de son confort. Néanmoins, ils sont là pour l’interroger.

Qui est Reality ?

Reality Winner ne donne pas seulement des cours de yoga, comme on le découvre au fil de l’interrogatoire. À 25 ans, elle est vétérante de l’US Air Force et est maintenant linguiste pratiquant le farsi et le pachto (langues parlées notamment en Iran et au Pakistan). Elle travaille ainsi pour Pluribus International Corporation, une entreprise sous-traitante pour l’Agence Nationale de Sécurité (NSA) américaine. Tandis que les intentions des agents semblent des plus honnêtes, ils finissent tout de même par lui soutirer plusieurs informations cruciales. Le travail qu’elle occupe lui donne accès à des documents classés « secret défense », un sujet qui semble particulièrement les intéresser. La fiction n’a parfois rien besoin d’inventer, la réalité étant si surprenante. En un peu plus d’une heure, sans une once d’hostilité, les deux agents parviennent à faire avouer à Reality ce pourquoi elle sera ensuite arrêtée. Elle a imprimé et sorti de son lieu de travail de façon illégale un rapport qu’elle a volontairement recherché, pour ensuite l’envoyer aux reporters du journal The Intercept, risquant ainsi sa carrière, mais s’exposant surtout à de lourdes répercussions légales, parfaitement consciente des conséquences qui pouvaient s’ensuivre.

« Tout semble anodin : elle possède des animaux de compagnie, habite dans un petit pavillon, donne des cours de yoga, et les agents du FBI s’assurent sans aucune agressivité de son confort. Néanmoins, ils sont là pour l’interroger »

2017 : les enquêtes sur l’élection de Trump

En 2017, les journalistes américain·e·s délibèrent sur les plateaux télévisés au sujet d’enquêtes inachevées, lancées notamment par le procureur Robert Mueller. Des doutes autour des élections présidentielles de 2016 naissent dans une société américaine qui se polarise : la démocratie est remise en question. L’élection du président américain Donald Trump aurait été truquée (présumément en sa faveur) en raison d’une supposée ingérence russe. Donald Trump a d’ailleurs tenté de réutiliser cet argumentaire en son avantage, ce qui est relativement très contradictoire.

Dans ce contexte, Reality Winner vit une terrible frustration : elle a accès à des documents qui pourraient fournir des réponses, des réponses qu’elle estime essentielles pour ses compatriotes américains. Alors, elle fait ce que notre conscience nous pousse irrépressiblement à faire face à une réalité légale nationale injuste : elle devient hors-la-loi au nom de la justice américaine. Les documents confidentiels qu’elle envoie à The Intercept attestaient de l’ingérence russe dans l’élection de Donald Trump en 2016. Plus précisément, ils prouvaient la tentative de pirates informatiques russes de contrefaire un fournisseur de machines de votes. Des informations essentielles, qui pouvaient remettre en question la valeur de la démocratie américaine, des informations auxquelles le public n’aurait pas eu accès sans l’action courageuse d’une individue, qui sacrifia sa liberté pour demeurer fidèle à ses idéaux. Le geste posé par Reality la condamne à cinq ans et trois mois de prison en 2018. Ce faisant, elle devient la première personne inculpée au motif de l’Espionnage Act de 1917. Les nombreuses pétitions et la demande de grâce au Président n’auront servi à rien, mais elle est libérée de façon anticipée pour bonne conduite en 2021. Elle demeure néanmoins en centre de réinsertion pendant un moment.

« Des informations essentielles, qui pouvaient remettre en question la nature de la démocratie américaine, des informations auxquelles le public n’aurait pas eu accès sans l’action courageuse d’une individue, qui sacrifia sa liberté pour demeurer fidèle à ses idéaux »

Une femme contre l’état américain

Le film de Tina Satter ne se contente pas de relayer l’histoire trop peu connue d’une femme qui s’est sacrifiée au nom de la vérité, il révéle également une réalité plus subtile. L’art permet d’exposer une vision, un parti pris, dans le cas du documentaire, ou ici du docudrama. La réalisatrice utilise des effets stylistiques pour révéler la perversité des méthodes utilisées par le FBI, qui prennent Reality au dépourvu et manipulent ses réponses jusqu’à ce qu’elle offre une confession. Les agents empruntent des airs dignes de confiance, pour finalement imposer leur domination et lui faire comprendre qu’elle n’a en réalité aucun pouvoir sur la situation, qu’ils savent déjà tout. Ils veulent simplement comprendre la motivation derrière ses actes. Du moins c’est ce qu’ils prétendent.

Les contre-plongées de la caméra, les ralentis et les gros plans explicitent également la position dans laquelle Reality se trouve vraiment. Elle est une femme, seule, plutôt petite, incertaine, face à deux hommes imposants physiquement, sûrs d’eux et armés. Elle est une individue sans pouvoir dans la société américaine, une femme manipulée par deux hommes qui la dominent en tout point. Sa vulnérabilité semble irréelle. Était-elle donc vouée à perdre en dévoilant ces documents ? Rien ne pouvait apparemment la protéger.

Ce film et cette histoire m’ont menée à me poser de nombreuses questions. Les individu·e·s peuvent-ils·elles jamais contrer un État ou une institution sans le soutien de la population ? Et si c’est le cas, n’est-il alors pas le rôle des journalistes, des artistes et des médias, que de révéler leur histoire au public ? Les reporters de The Intercept n’auraient-ils·elles pas dû faire plus pour protéger Reality ou pour mieux relayer sa version des faits ? Ont-ils·elles aussi été victimes de pression gouvernementales ? Et n’est-ce pas la responsabilité de la population, notre responsabilité, que de se battre pour la protection des lanceurs et lanceuses d’alerte ? En ce qui me concerne, c’est pour cela que j’écris cet article, car maintenant que je connais l’histoire de Reality, il me semble qu’il est de mon devoir de la diffuser à mon échelle.



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