Les Inuits sont dépendants de la chasse aux phoques pour se nourrir et pour obtenir un revenu en vendant des produits dérivés du phoque à l’Europe. Les manifestations européennes contre cette pratique ont donc été dévastatrices pour la culture et l’économie inuites. En 2007, alors que les campagnes et manifestations nuisent plus que jamais à cette communauté, l’avocate, militante et designer Aaju Peter fait le voyage du Nunavut aux Pays-Bas avec son fils Aggu pour défendre le mode de vie traditionnel de son peuple. Aaju Peter a par la suite figuré dans le documentaire Angry Inuk (2016) d’Alethea Arnaquq-Baril, avant de produire son propre documentaire, intitulé Deux fois colonisée, en collaboration avec la réalisatrice danoise Lin Alluna.
Deux fois se décoloniser
Pour conserver le mode de vie inuit et ses traditions, Aaju propose d’appliquer un processus de décolonisation. Ainsi, la conservation de la culture peut contribuer à protéger la santé mentale des membres de la communauté, qui récupèrent un sentiment d’identité. Pour ce faire, il faut selon elle commencer par modifier notre langage, plus précisément notre manière d’aborder les conséquences de la discrimination vécue par la nation inuite, en essayant plutôt de trouver des solutions pour en contrer les effets. À cette fin, le documentaire d’Aaju et de Lin se réapproprie l’histoire des Inuits. Pendant ces 90 minutes qui condensent sept années mouvementées, on suit Aaju dans ses réflexions, ses batailles juridiques avec les pays colonisateurs (le Danemark et le Canada) et ses voyages entre Iqaluit, le siège de l’ONU aux États-Unis, Copenhague, et Nanortalik (un village au Groenland où elle a passé une partie de son enfance). Les spectateurs sont surtout témoins de son deuil et de la résilience dont elle fait preuve après le suicide de son fils. L’engagement d’Aaju et ses défis personnels agissent comme une porte d’entrée pour comprendre les enjeux politiques, culturels et les traumatismes intergénérationnels qui affectent la communauté inuite entière, ainsi que les communautés autochtones du monde.
Commencer par la fin
« Je suis anéantie », dit Aaju à l’équipe de production alors qu’elle s’ouvre à propos du suicide de son fils. Cet événement traumatique l’a figée. Puis, après une longue période de deuil, elle s’est réveillée. Sa mission est devenue claire. « En acceptant ce qui s’est passé, je peux transformer le négatif en quelque chose d’extraordinaire », explique-t-elle. En six mois, Aaju a réparé son cœur et son âme afin de reprendre son travail avec plus d’ambition que jamais. Tout au long du documentaire, elle envoie un message qui peut donner de la force à tous : afin de rester « parmi les vivants », il faut se servir des épreuves que l’on traverse pour mieux se propulser dans sa mission, peu importe ce qu’elle est.
Une réalisation engageante
Le documentaire offre une perspective intime de la vie d’Aaju. Les scènes de joie, de danse, de chant ou de rires sont souvent suivies directement de scènes plus sombres et douloureuses. Ce contraste met en lumière les hauts et les bas qu’Aaju ressent lors de sa lutte engagée pour les droits des communautés autochtones et pendant le deuil de son fils Aggu. Grâce à des plans chargés d’émotions et des montages vidéos représentant la jeunesse d’Aaju, qui permettent une proximité sans intrusivité, le spectateur est amené à s’attacher à la narratrice et à mieux comprendre sa cause. La musique traditionnelle inuit, avec ses tambours et ses chants de gorge, accompagne les images, et permet au spectateur de concevoir l’importance et l’ampleur du défi d’Aaju, soit conserver et faire valoir la culture inuite.
« Afin de rester “parmi les vivants”, il faut se servir des épreuves que l’on traverse pour mieux se propulser dans sa mission, peu importe ce qu’elle est »
Vers la fin du documentaire, on voit Aaju qui met la touche finale au premier brouillon de sa rédaction. En sous-titre à Deux fois colonisée, elle ajoute : Est-il possible de changer le monde et de panser ses blessures en même temps ? C’est la question centrale du documentaire, à laquelle je pense que dans le cas d’Aaju, on peut répondre « oui », même si décoloniser les manières de penser et guérir sont deux procédés qui s’étendent dans le temps, sans aboutissement définitif.