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Addictions, dépendances et obsessions en création littéraire

Rencontre avec Laurance Ouellet Tremblay.

Clément Veysset | Le Délit

Pour cette édition spéciale, Le Délit a rencontré Laurance Ouellet Tremblay, écrivaine et professeure de création littéraire et de théorie psychanalytique à l’Université McGill, dans le but de mieux comprendre les liens entre les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession, et celui de la littérature. La création artistique, à travers divers époques et courants, a souvent été associée à la consommation de substances qui altèrent l’esprit et la perception. Ces substances seraient-elles réellement bénéfiques à la création ? D’où l’écrivain d’aujourd’hui tire-t-il son matériau ? Ces questions, parmi bien d’autres, seront adressées dans cette entrevue.

Le Délit (LD) : Vous enseignez la création littéraire et la théorie psychanalytique à McGill depuis 2018. Peut-on faire le lien entre votre travail et les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession ? D’où vient votre intérêt pour ces thèmes ?

Laurance Ouellet Tremblay (LOT) : C’est pas tout à fait en lien, il ne faut pas essayer de tout mettre dans le même panier. Ce qui m’intéresse dans la théorie psychanalytique, c’est qu’on comprend que la cure de la parole, que parler, chez l’humain, peut révéler plusieurs choses, mais on comprend aussi que nous sommes assujettis au langage. Cette condition-là, c’est ce que j’appelle le scandale de la parole créatrice, le fait qu’il faille faire du nouveau avec ce vieux code usé qu’est le langage. Et c’est un peu le paradoxe de l’écrivain, finalement, donc ces questions-là d’écriture et d’assujettissement m’intéressent beaucoup. Maintenant, la dépendance, c’est aussi une forme d’assujettissement, n’est-ce pas ? C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup intéressée puisque par nature, je suis intéressée aux œuvres, disons plus radicales, plus expérimentales. Aussi, c’est un fait que chez les écrivains et les artistes, de tout temps, il y a eu une certaine culture de la consommation, pas chez tous et toutes, mais chez certains. C’était un choix qu’ils faisaient consciemment d’aller explorer. Consommer, c’est altérer son esprit, que ce soit par les drogues ou l’alcool. Donc qu’est-ce que ça module dans la création ? Qu’est-ce que ça lui permet ? Qu’est-ce que ça lui retire ? Ce sont ces questions-là, en fait, qui m’intéressaient et je me suis dit que je pourrais monter un cours là-dessus et interroger les œuvres d’écrivains ayant côtoyé ces substances.

« Il faut défaire une certaine idéalisation de ce phénomène-là. Je ne crois pas que l’on écrive de meilleurs poèmes, en tout cas, selon mon expérience, lorsque l’esprit est affecté »

LD : Vous êtes l’autrice de cinq œuvres, dont un recueil de poésie intitulé La vie virée vraie, publié l’année passée. Est-ce qu’on peut retrouver les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession dans vos propres œuvres ?

LOT : Oui, dans la dernière, définitivement. Et aussi dans ma vie, dans ma pratique d’écriture. En fait, je suis une poète qui a flirté avec l’altération de l’esprit et qui a vu ce que ça pouvait permettre ou non. Le dernier livre que j’ai écrit a été composé complètement au club de jazz, sous l’influence de la musique jazz live et donc aussi de l’alcool, et sous une certaine influence de la marijuana, je l’avoue, vu que c’est légal maintenant. Il faut défaire une certaine idéalisation de ce phénomène-là. Je ne crois pas que l’on écrive de meilleurs poèmes, en tout cas, selon mon expérience, lorsque l’esprit est affecté. Par ailleurs, le fait d’altérer mon esprit, par exemple dans les soirées jazz, m’amène à vivre des expériences qui ne font pas partie du quotidien, qui ne sont pas dans la routine, des expériences qui sortent de l’ordinaire un peu. Et ça, ça exalte la création. Mais par la suite, c’est le retravail, et ce retravail-là, il se produit lorsque l’on est sobre. Dans mon recueil, je parle de consommation, surtout d’alcool, mais ce n’est pas le thème central, ça fait seulement partie de la vie, finalement.

LD : Est-ce que le fait d’écrire peut devenir lui-même une obsession, une dépendance ? Vivez- vous cela vous même en tant qu’écrivaine ?

LOT : C’est intéressant. Pas tout à fait, mais j’ai connu des écrivains qui avaient un rapport à l’écriture beaucoup plus invasif, effectivement, beaucoup plus obsessionnel. Mais, comme vous dites, par exemple, le fait de travailler un poème jusqu’à l’épuisement, jusqu’à sa fin, jusqu’à on ne sait pas où, c’est l’expérience de l’écrivain ou de l’écrivaine. Je crois que c’est avec l’expérience qu’on finit par comprendre quand le texte est prêt, quand le texte est mûr, disons-le comme ça. Avant, c’est du tâtonnement, donc oui, ça peut se comparer à un certain type d’obsession qui est très prenant, mais je ne ferais pas de parallèle si direct que ça.

« On est dans une époque où l’autofiction et le rapport à soi sont mis de l’avant, n’est-ce pas ? Maintenant, les écrivains trouvent le matériau de leur écriture un peu dans leur quête intérieure »

LD : Pensez-vous que l’écriture peut agir comme échappatoire à l’obsession ou aux addictions ?

LOT : C’est complexe. Premièrement, ce qu’il faut comprendre, c’est que dans ma perspective, ce n’est vraiment pas thérapeutique, mais ce n’est en rien un jugement de valeur. C’est plutôt d’observer ce que l’altération de l’esprit permet dans la pratique. Est-ce que l’écriture peut être une échappatoire ? Je pense que l’écriture peut avoir une fonction thérapeutique, dans beaucoup de cas : l’écriture en général, l’écriture d’un journal intime, l’écriture d’une lettre, parce qu’elle permet de réfléchir et d’acquérir une certaine distance face au moment vécu. Maintenant, est-ce que l’écriture littéraire peut être une échappatoire aux addictions ? C’est intéressant. Dans le cours, on voyait The Recovering de Leslie Jamison. Il y a toute une tradition d’hommes qui ont bu, dans la littérature, mais elle, c’est une femme qui a bu beaucoup lors de ses études en littérature, dans cette volonté d’imitation de Poe, de Kerouac et des écrivains buveurs et fumeurs. Et elle s’est bien rendue compte que ça l’amenait un peu dans le mur, donc elle a arrêté de boire. Et vraiment, d’un point de vue qui n’est pas prosélyte, qui n’essaye pas de convaincre, elle nous raconte son processus dans ce livre autofictionnel. En ce sens-là, l’écriture devient la scène d’exposition de son changement d’habitudes, disons-le comme ça. Mais je crois que l’écrivain n’écrit pas à vocation thérapeutique. Ça dépend du cas. Je ne mettrais vraiment pas de loi globale par rapport à l’écriture comme moyen de se sauver des addictions.

LD : Qu’est-ce qui vous a amenée à vouloir étudier et maintenant enseigner la théorie psychanalytique ?

LOT : C’est une longue histoire. Ma directrice de thèse, Anne Élaine Cliche, était très versée dans la théorie psychanalytique. C’est son approche, c’est une spécialiste. Son enseignement m’a fascinée, donc j’ai commencé à étudier cela, et à moi-même, faire une psychanalyse et à comprendre les liens, les chemins de traverse qu’il y avait entre la littérature et la psychanalyse, la manière de dire les choses. On est dans une époque où l’autofiction et le rapport à soi sont mis de l’avant, n’est-ce pas ? Maintenant, les écrivains trouvent le matériau de leur écriture un peu dans leur quête intérieure. Et la psychanalyse, c’est une enquête, c’est une manière d’investiguer qui on est, de comprendre notre architecture subjective, disons. C’est pour ça que ça me passionne profondément, ça dépasse la simple thérapie. C’est une explication de comment fonctionne la psyché humaine, qui n’a de cesse de nous étonner. On est de drôles de bêtes !

Laurance Ouellet Tremblay enseigne au Département de langue et de littératures françaises. Elle donnera un cours au trimestre d’hiver sur les théories littéraires et psychanalytiques, intitulé « FREN 335 Théories littéraires 1 ». 


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