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Coup d’État au théâtre

Équinoxe questionne le rôle des acteur·rice·s dans nos sociétés.

Valérie Remise

« Le monde entier est un théâtre, et tous les hommes et les femmes ne sont que des comédiens », disait Shakespeare dans le poème « The Seven Ages of Man ». Si le théâtre est aussi fondamental que le suggère l’écrivain britannique culte, on peut se poser la question de sa fonction dans nos sociétés. À quoi sert le théâtre ? Que sont des comédien·ne·s ? Ce sont ces questions qu’explore la pièce de théâtre Équinoxe, écrite et réalisée par Hugo Fréjabise, qui était présentée en ce début de mois d’octobre au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. La jeune et dynamique troupe de Joussour nous a fait vibrer avec cette pièce par sa profondeur philosophique et ses thèmes d’actualité.

Un équilibre précaire 

Équinoxe correspond au titre de la pièce, mais pas seulement. D’après la définition du Larousse, l’équinoxe est l’époque de l’année où le soleil traverse l’équateur céleste et où le jour a la même durée que la nuit. Dans équinoxe, on retrouve le mot latin « nox » qui signifie la nuit. C’est un équilibre délicat qui, à tout moment, menace de céder, nous faisant basculer du jour à la nuit, ou de la nuit au jour. Ce titre n’est pas choisi par hasard, car Hugo Fréjabise utilise la métaphore de l’équinoxe, à la veille de l’hiver, pour nous faire prendre conscience de la nécessité de prendre une décision quant à l’avenir que l’on souhaite bâtir. Nous ne sommes pas les seul·e·s confronté·e·s à cette tâche, car pour la troupe de théâtre au cœur de l’intrigue de la pièce, c’est le moment de choisir.

La pièce met en scène ces acteur·rice·s qui, après une longue absence, se retrouvent pour une soirée entre ami·e·s dans un chalet en ruines le jour de l’équinoxe d’automne. Le groupe a douze heures pour décider s’il·elle·s joueront à nouveau ensemble. Toute grande décision demande réflexion préalable et c’est ainsi que nous nous retrouvons plongé·e·s dans la discussion dans laquelle les questions surpassent en nombre les réponses.

« C’est un équilibre délicat qui, à tout moment, menace de céder, nous faisant basculer du jour à la nuit, ou de la nuit au jour »


Les acteur·rice·s nous invitent à se joindre à leur soirée vivante et bruyante d’une durée de trois heures, nous laissant voir leur bonne humeur graduellement capituler sous l’effet de l’alcool et de la fatigue. La soirée d’abord tranquille, entre amis, où musique d’ambiance et toasts sont portés, vire à des débats enflammés autour des références philosophiques et littéraires du passé. Annie Ernaux, Camus, Sophocle – tous sont ressuscités. 

Le théâtre comme arme politique 

La pièce nous invite ainsi à réfléchir au rythme d’un texte sublime et percutant. Hugo Fréjabise a fait un véritable travail sur la langue, jouant sur les multiples sens que peut avoir un mot, utilisant métaphores et effets de style avec perspicacité et en comparant des langues étrangères (italien, arabe, anglais). Il nous expose le pouvoir des mots, et par la même occasion la force du théâtre comme langage de la scène.

Dans cette mise en abyme du théâtre dans le théâtre, les acteur·rice·s et personnages illustrent une jeunesse bouillonnante, animée par des idéaux et des valeurs qu’elle juge bafouée par la société et l’État. « Si on dit les choses telles qu’elles sont aujourd’hui, on ne nous entend pas », affirme l’une des actrices. Même dans nos sociétés en paix, « l’État ne dit plus rien et nous ment ». Un acteur propose alors au reste de la troupe, l’idée de monter un coup d’État. La frontière entre le théâtre de représentation et la réalité est alors embrumée. Une question, sous-jacente depuis le début de la pièce, se fraye par la suite un chemin pour occuper le centre du débat : Que font-ils là ? Tous·tes se demandent alors le but de cette réunion. Mais en réalité, la question a un double sens. Les acteur·rice·s se demandent vraiment s’il·elle·s doivent continuer à jouer, remettant en question leur rôle de comédien·ne dans la société.

À quoi sert donc le théâtre ? Si jusque là les débats se faisaient dans le respect, chacun écoutant les arguments des autres, la discussion tourne à la dispute. Le ton monte tandis que deux groupes se créent : ceux·celles qui pensent que le théâtre doit être politique et transformer la société peu importe les conséquences, contre ceux·celles qui s’attachent au théâtre comme moyen de divertissement, parmi tant d’autres dans cette culture de masse, et qui voient le théâtre comme le métier qui leur permet de subvenir à leurs besoins. Bien que le théâtre ne soit qu’une représentation, il incarne des situations concrètes et réelles. En cela, il en devient facilement un langage politique, en tant que lieu d’expression et de pensée alternatives au gouvernement. 

Métaphores et métaphysique

La troupe nous fait passer du rire aux larmes, de la littérature au rap français (SCH, PNL), des questions métaphysiques à
la danse et au chant. Le jeu des acteur·rice·s est époustouflant. Il·elle·s réussissent à exposer une réelle colère et passion pour leur art auquel il·elle·s cherchent à donner un sens. On peut reprocher au metteur en scène de ne pas s’être attardé suffisamment sur la définition des personnages, dont on ne retient pas les noms. Douze, cela fait beaucoup d’acteur·rice·s et leur identité à chacun·e s’efface sous celle de la troupe. Par ailleurs, la pièce commence par une introduction coupée du reste de l’intrigue, dans laquelle les actrices parlent une langue étrangère, obligeant le·la spectateur·rice à lever la tête pour lire le texte traduit qui défile rapidement sur un écran. C’est dommage car cela empêchait d’apprécier la mise en scène et le jeu des actrices. Toutefois, les magnifiques tableaux de la pièce compensaient ces quelques défauts pour faire de celle-ci un succès. Le spectacle se termine sur l’image puissante d’une métaphore corporelle : les acteur·rice·s qui incarnent chacun une entité, un concept associé au domaine de la culture (ministère, théâtre), gravitent inexorablement sur la scène selon les lois de l’univers. Parmi eux·elles, un membre de la troupe incarne un acteur qui cherche à se trouver une place parmi ces entités, qui ne lui laissent pas d’espace pour exister.

« La frontière entre le théâtre de représentation et la réalité est alors embrumée »


La pièce se termine sur une projection cinématographique nous plongeant au cœur des tensions en Palestine. Même dans ce contexte effroyable, le théâtre existe et est essentiel comme outil d’expression et échappatoire. C’est en comprenant son importance dans des régions en guerre comme en Palestine, qu’Hugo Fréjabise se pose la question de sa place dans nos sociétés en paix. Même dans celles-ci le théâtre est toujours nécessaire. Il nous incite à penser et remettre en cause nos sociétés, tout en jouant un rôle crucial dans la propagation d’idées. Sans lui, on risque de perdre notre autonomie, reléguée entièrement à l’État, car c’est à nous de décider du futur qu’on veut bâtir et de la place que l’on souhaite occuper. 


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