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La face cachée de Montréal

Harcèlement à tous les coins de rue : parole aux étudiantes.

Clément Veysset | Le Délit

Le 11 décembre 2015, le groupe de musiciennes françaises LEJ sortait une chanson intitulée La Dalle, dénonçant le harcèlement de rue. Dans le morceau, les chanteuses utilisent l’expression « avoir la dalle », façon familière de dire que l’on a faim, pour accuser certains comportements masculins déplacés dans la rue, qui transforment les femmes en « un morceau de viande » pouvant être consommé « à point, bleue ». Trop souvent, les femmes sont réduites à leur chair et deviennent comme des proies, se sentant menacées dans leurs trajets quotidiens par ces attitudes inexcusables très répandues et normalisées dans nos sociétés. 

Étudier au Canada en tant que Français·e·s nous confère un rôle particulier, qui nous immerge au quotidien dans un processus de comparaison biculturel, conscient ou inconscient. Plongé·e·s dans une société et une culture nouvelles, sensiblement différentes de celles du Vieux Continent, observer les processus sociaux qui nous entourent est inévitable, et le harcèlement de rue ne fait pas exception.

« Trop souvent, les femmes sont réduites à leur chair et deviennent comme des proies, se sentant menacées dans leurs trajets quotidiens par ces attitudes inexcusables très répandues et normalisées dans nos sociétés »

Qu’est-ce que le harcèlement de rue ?

Selon une étude réalisée en 2021 sous l’égide de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le harcèlement de rue « renvoie à des actes associés à la violence sexuelle, physique, verbale ou psychologique, commis de manière récurrente dans l’espace public par des inconnus, majoritairement des hommes, qui ciblent majoritairement des femmes. Le harcèlement de rue inclut divers types de comportements : suivre, insulter, siffler, menacer, commenter l’apparence physique, poser des questions intrusives sur l’expression de genre ou le parcours migratoire, solliciter sexuellement, fixer du regard, faire des attouchements, exhiber ses organes génitaux ». 

La France n’a pas une aussi bonne réputation que le Canada en terme de harcèlement de rue. Ce dernier est un problème structurel et omniprésent, qui prend souvent place dans des lieux publics, tels que le métro. Léa*, étudiante française à McGill depuis plus de deux ans, le confirme : « En France, c’est un truc que je ne supporte pas. Personnellement, je subissais du harcèlement de rue pratiquement tous les jours et même si ce n’était pas tout le temps direct, comme des insultes, ça pouvait être des regards insistants, des choses comme ça. Je me sentais aliénée dans la rue. Si je sortais habillée en vêtements de sport, en brassière par exemple, c’était littéralement impossible de ne pas vivre de harcèlement de rue. Et ça, c’était quasiment tous les jours, dans les transports, etc. C’était un enfer. » Le harcèlement en France se transforme bien souvent en des formes plus radicales d’agressions sexuelles physiques, telles que des attouchements, notamment dans les transports en commun. Paris s’impose comme un lieu de harcèlement majeur : depuis 2020, 156 plaintes sont, en moyenne, déposées tous les jours pour agression sexuelle dans les transports parisiens. Ces chiffres, en hausse par rapport à la dernière décennie, sont par ailleurs probablement sous-évalués, puisque la grande majorité des femmes ne portent pas plainte, jugeant le processus inutile, trop long, ou non nécessaire.

Par ailleurs, la perception que l’on a de Montréal quant à ces sujets est relativement positive, et nous la considérons comme une ville ouverte et progressiste, dans laquelle ce genre de comportement est peu fréquent, ou du moins plus rare qu’en France. Cependant, il ne faut pas se laisser tromper par nos perceptions. Montréal, comme la majorité des métropoles de son envergure, comporte des problèmes importants, tel que le harcèlement de rue. Léa a une perspective très positive sur la problématique à Montréal, confiant qu’elle a été touchée par du harcèlement de rue « peut-être deux fois en deux ans et demi de vie à Montréal ». Cependant, les expériences varient grandement d’une femme à une autre, et Montréal n’est pas nécessairement le modèle parfait quand il s’agit du harcèlement de rue. En France comme à Montréal, ce phénomène est banalisé et compris dans des schémas sociaux difficiles à dé- construire. Dans un article du Devoir paru en septembre 2022, la mairesse de Montréal, Valérie Plante, déclare que le harcèle- ment de rue « est une réalité qui a été trop longtemps banalisée ». Ses propos reflètent ceux de Léa, qui décrit le harcèlement de rue selon son expérience en France : « C’est quelque chose de banalisé. Quand tu es une femme, dans ton éducation, dans ta socialisation, on ne t’apprend pas à te défendre, à protester. On t’apprend plutôt à te taire, à accepter, à avoir peur aussi. On te dit que la rue, ce n’est pas sécuritaire et qu’il faut globalement juste faire attention et rester silencieuse. Ainsi, les femmes n’ont pas l’habitude de se défendre ou de répliquer face au harcèlement de rue, et ça a deux effets. Le premier, c’est que les hommes continuent à le faire parce que forcément, quand tu siffles une femme et qu’elle ne dit rien, il n’y a pas de raison de s’arrêter. Le deuxième, c’est que les femmes intériorisent que c’est normal, que ce sont des comportements auxquels il ne faut pas faire attention et simplement accepter. » Une question se pose alors : sa description de la banalisation du harcèlement de rue est-elle également applicable à Montréal ?


Plus répandu qu’on ne le croit


Une étude menée en 2021, dirigée par Isabelle Courcy, professeure associée au Département de sociologie et professeure adjointe à l’Université de Montréal, en collaboration avec le Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CÉAF) fournit des données statistiques sur le phénomène. Cette étude démontre que le harcèlement de rue à Montréal est bien réel et pire que ce que les croyances populaires laissent penser. Sur un sondage réalisé auprès de 3 300 Montréalais·e·s dans 19 arrondissements de la métropole, plus de 65% des répondant·e·s ont rapporté avoir vécu du harcèlement à Montréal au cours de l’année 2020–2021.

« Quand tu es une femme, dans ton éducation, dans ta socialisation, on ne t’apprend pas à te défendre, à protester. On t’apprend plutôt à te taire, à accepter, à avoir peur aussi »

Léa*, étudiante à McGill

En menant notre enquête pour cet article, les témoignages de femmes touchées par le harcèlement n’ont pas manqué. Et ceux-ci révèlent que ces évènements ont lieu fréquemment. Étudiante à McGill, Aurélie* reconnaît que cela lui arrive assez souvent. « C’est arrivé plusieurs fois mais jamais de manière assez importante pour que je me souvienne d’un moment précis dans la journée (tdlr) » nous confie-t-elle. Elle ajoute : « Cela ne m’a pas fait assez peur au point que je décide de changer ma route pour rentrer chez moi. » Pour Agathe*, une autre étudiante, cela arrive « au moins une fois par semaine, voire plus, généralement à pied autour du boulevard Saint-Laurent, avenue Coloniale, ou sur Saint- Dominique. La plupart du temps, c’est des “Salut ma belle”, et c’est un groupe de gars qui vous regarde de manière agressive ou intéressée, en regardant votre corps, ou en disant “vous êtes très belle madame”, “ma fille”, ce qui est bizarre parce que cela reconnait mon jeune âge ».

De l’inconfort à la peur

Si beaucoup de ces agressions prennent une forme bénigne et ne se traduisent pas en actes plus intimidants, ce n’est pas toujours le cas. Interpellations, sifflements et regards sont les formes les plus courantes de harcèlement, mais cela peut parfois aller plus loin, provoquant un sentiment d’insécurité à un degré bien plus élevé. Étudiante à McGill, Sabrina* s’est sentie particulièrement menacée : « Mes amies et moi avons été victimes de nombreux harcèlements, en particulier ces derniers temps. Cela arrive presque exclusivement après la tombée de la nuit dans les quartiers de vie nocturne de la ville, en particulier vers le boulevard Saint-Laurent. Mes expériences ont généralement pris la forme de commentaires faits en passant par des étrangers sur le trottoir ou par des voitures dans la rue. La plupart des commentaires que j’entends ont des connotations sexuelles ou des bruits suggestifs ; parfois, on m’a demandé où j’allais ou on m’a suivie. La plupart du temps, je me sens simplement mal à l’aise et frustrée, mais les rares fois où je me suis retrouvée seule ou en petit groupe, je me suis sentie très menacée et en danger. C’est pourquoi mes amies et moi ne sortons jamais seules et si je dois faire des courses la nuit, je suis très vigilante et consciente de ce qui m’entoure. »

« La plupart du temps, je me sens simplement mal à l’aise et frustrée, mais les rares fois où je me suis retrouvée seule ou en petit groupe, je me suis sentie très menacée et en danger »


Sabrina*, étudiante à McGill

Sabrina n’est pas la seule à s’être sentie mal à l’aise dans ses trajets journaliers. Carla, autre étudiante à McGill, témoigne aussi avoir été victime de ce genre d’agression. Alors qu’elle rentrait chez elle, elle attendait à un arrêt de bus devant le métro, quand un homme de l’autre côté de la rue a commencé à la « déshabiller du regard » ce qui l’a rendue « vraiment inconfortable ». Il s’est approché d’elle et lui a demandé son numéro. Alors qu’elle refusait, il s’est montré de plus en plus insistant et s’est mis en colère avant de finir par partir. Carla raconte une autre histoire qui l’a traumatisée. Cette fois, c’était un homme en voiture qui la suivait dans la rue. S’arrêtant à son niveau, attirant son attention au coup de trois klaxons, il a baissé la vitre pour lui demander une direction. Il lui a ensuite proposé de la ramener chez elle en voiture. Après avoir refusé, Carla a recommencé à marcher et il a continué à la suivre lentement, bien en dessous de la limite de vitesse. Carla poursuit sa narration : « Je commence à marcher plus doucement, car je me dis que cet homme est en train de me suivre. Il voit que je marche lentement, je monte les escaliers, j’introduis ma clé pour tourner la porte de ma maison afin de pouvoir entrer, et il fait un demi-tour violent depuis le bout de la rue, il accélère. Il me regarde dans les yeux pendant que je mets la clé dans ma porte pour qu’il puisse voir où j’habite, puis il part à toute vitesse. Après cela j’ai dû appeler ma mère. Elle voulait faire intervenir la police : c’est une épreuve que je ne veux plus jamais revivre. »

Clément Veysset | Le Délit

Un harcèlement ciblé

« En général, cela nous arrive quand mes amies et moi allons ou revenons d’un bar ou d’un club, surtout quand on est un groupe de filles ou de personnes présentant des traits féminins. Je ne me souviens d’aucun cas où l’on m’aurait abordée ou criée dessus en présence de mes amis masculins, et je n’ai jamais été harcelée par un groupe comprenant des femmes », explique Sabrina. Le ressenti et l’intuition de Sabrina, d’être particulièrement ciblée en tant que femme, se traduisent par des chiffres. L’étude d’Isabelle Courcy dévoile que le harcèlement de rue touche certaines catégories de gens plus que d’autres : 91,5% des jeunes femmes âgées de 18 à 24 ans sondées ont vécu ce type d’agression.


Bien que le harcèlement de rue se manifeste souvent la nuit, le phénomène est si répandu que des occurrences d’agression
en plein jour sont fréquentes. Isabelle Courcy explique que des signalements en plein jour sont communs, entre midi et 16h. Le harcèlement est si banal que les agresseurs ne ressentent même plus le besoin de se cacher. Un acte condamnable se transforme alors en pratique courante, présente en plein jour, dans des lieux publics.

« L’étude d’Isabelle Courcy dévoile que le harcèlement de rue touche certaines catégories de gens plus que d’autres : 91,5% des jeunes femmes âgées de 18 à 24 ans sondées ont vécu ce type d’agression »

Même si les choses évoluent, la pression sociale que ressentent les agresseurs reste faible. L’étude dirigée par Isabelle Courcy montre que « pour la majorité des incidents rapportés (53 %), aucune aide n’a été offerte aux victimes par les personnes qui les accompagnaient ou par les inconnus qui ont été témoins des faits ». Carla déplorait cette absence de soutien quand elle a été harcelée devant le métro : « On était dans une file avec plusieurs personnes et personne n’a jamais rien dit, quand il a commencé à vraiment se fâcher. C’était comme si tout le monde pensait : “j’ai pas besoin de m’en occuper, elle est capable de gérer” ».

Quelles sont les solutions ?

Lorsque nous lui demandons si ces agressions l’amènent à modifier certaines de ses habitudes quand elle sort dans la rue, Agathe répond : « Je ne vais pas changer tout mon mode de vie à cause de ce genre de choses, parce qu’elles sont inévitables, mais je suis certainement plus inquiète pour ma sécurité. J’ai peur et je suis en alerte. Je regarde derrière moi de temps en temps. Si un homme s’approche de moi, surtout s’il fait nuit, je m’éloigne du trottoir ou je m’assure de ne pas le regarder dans les yeux. » Pour Agathe, il est important de faire la différence entre de vrais compliments polis que l’on peut adresser aux femmes dans la rue et le harcèlement qu’elle connaît au quotidien. Elle affirme aussi que « ce ne sont pas les femmes qui sont paranoïaques ou agaçantes. C’est vraiment inconfortable, ces hommes vous regardent comme s’ils voulaient quelque chose de vous : c’est un sentiment très désagréable. C’est aussi difficile parce qu’on ne sait pas trop comment réagir dans cette situation. Si vous dites quelque chose, que se passera-t-il s’ils continuent de vous accorder de l’attention, s’ils essaient de vous approcher et de vous toucher ? Vous avez le sentiment que si vous ne dites rien, vous les laissez s’en tirer, et vous vous sentez coupable de ne rien dire, car ils vont continuer à faire ça à d’autres femmes. »


Le harcèlement de rue est donc un problème majeur touchant les femmes à Montréal, surtout les jeunes, dont les étudiantes de McGill. Des solutions ont été mises en place autour du campus de McGill pour remédier à ce problème. Walksafe, une association connectée à l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM), présente une solution efficace aux problèmes de harcèlement de rue : des étudiant·e·s bénévoles sont désigné·e·s pour accompagner une personne qui le souhaite vers une destination de son choix, à pied. Ce service est gratuit et proposé à tous les étudiant·e·s de McGill. Blair Jackson, Vice-Président·e interne de Walksafe, nous rappelle que le premier rôle de son association est de réduire ce genre de situations : « Il y a 32 ans, un pic de harcèlement de rue a été à l’origine de la création de notre service ! ». Iel rappelle également qu’« il n’y a aucune raison d’appeler Walksafe qui soit “invalide”, ou “insuffisante”. Il n’y a pas non plus de “bonne” ou de “mauvaise” raison d’appeler Walksafe – être une victime potentielle de harcèlement de rue est l’une des raisons pour lesquelles on peut choisir d’utiliser notre service. »
*Noms fictifs


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