Le 2 octobre dernier, la Cour d’appel du Québec a accordé l’immunité juridique au gouvernement américain, qui aurait laissé libre cours à des expériences de lavage de cerveau 70 ans plus tôt dans un hôpital psychiatrique de McGill. Le programme de recherche MK-Ultra, créé secrètement en 1953 par la CIA, développait des techniques de contrôle de l’esprit sur des cobayes humains non consentants. Il a pris place dans plus de 80 institutions, dont l’Institut Allan Memorial à McGill. Depuis, plusieurs familles de victimes réclament justice et estiment que des dommages irréparables leur ont été causés.
Cette affaire fait suite à une action collective entreprise en 2019 au nom de toute personne ayant subi des préjudices à la suite des expériences MK-Ultra. Cette action collective poursuit l’Université McGill, l’Hôpital Royal Victoria et les gouvernements canadien et américain.
En vertu de la Loi sur l’immunité des États de 1982, la Cour d’appel du Québec a décrété que le gouvernement américain ne peut être poursuivi en sol canadien, bénéficiant d’une immunité au moment où les expériences MK-Ultra ont été orchestrées. Les avocats du procureur général des États-Unis ont obtenu gain de cause en plaidant que tout procès intenté à l’encontre du gouvernement américain doit avoir lieu dans leur pays. Selon les plaignants, cette décision est invalide parce qu’elle ne tient pas compte d’une application rétrospective de la clause 6A de la Loi, qui établit une dérogation à l’immunité de juridiction dans le cas de « décès ou dommages corporels survenus au Canada ».
Dans quel contexte MK-Ultra a‑t-il eu lieu ?
Au début de la guerre froide, la CIA suspectait l’URSS d’avoir découvert une drogue puissante permettant le lavage de cerveau, alors que certains combattants américains auraient été reconditionnés au sortir de leur emprisonnement dans le camp communiste. Durant la « Peur Rouge », un fort sentiment anticommuniste se propage aux États-Unis ; c’est dans ce contexte que la CIA crée le projet hautement confidentiel MK-Ultra, afin de mettre au point des techniques de manipulation mentale. Il est reconnu assez unanimement que le financement des expériences à l’hôpital psychiatrique de McGill provenait en partie de la CIA, sous couvert de fausses associations.
Électrochocs 30 à 40 fois plus forts que la moyenne, administration de LSD-25, coma artificiel et mélange de médicaments : tels étaient les traitements infligés aux patients qui entraient à l’Institut Allan Memorial, dirigé par son tout premier directeur, Donald Ewen Cameron. Co-fondateur de l’association mondiale de psychiatrie (WPA), il est à l’époque psychiatrique de renom et a participé à l’examen du cas dirigeant nazi Rudoplh Hess lors du procès de Nuremberg en 1945.
De 1948 à 1964, Cameron est à la tête de l’hôpital psychiatrique en plein cœur de Montréal. Il y instaure une politique d’« hôpital de jour », considérée novatrice à l’époque, parce qu’elle laisse le choix aux patients de retourner chez eux après avoir reçu leurs traitements dans la journée. Elle permet ainsi d’humaniser les soins et de limiter l’impression d’enfermement.
Une partie des recherches de Cameron mises en œuvre à l’Institut Allan Memorial de McGill portaient sur le traitement de la schizophrénie. Son article co-rédigé en 1958 présente une approche psychiatrique visant la « déstructuration » du cerveau du patient : « L’objectif de la thérapie par électrochocs est de produire, en combinaison avec le sommeil, un état de confusion que nous appelons déstructuration complète. (tdlr) » Cet « état de confusion » mènerait alors le patient à perdre toute notion spatio-temporelle, puis de son identité, afin d’entamer par la suite une période de « reprogrammation » du cerveau en le bombardant de messages à répétition. Ces expériences auraient notamment créé des troubles de la parole, d’incontinence et l’amnésie chez les patients.
Témoignage d’une survivante
Lana Ponting, une Winnipégoise de 82 ans contactée par Le Délit, a subi les expériences de Cameron et a accepté de témoigner de son passage au Allan Memorial Institute. Elle réclame une reconnaissance de ses traumatismes ainsi qu’une compensation financière de la part du gouvernement canadien. Ponting a fait une déclaration sous serment devant la Cour supérieure du Québec, appuyant le procès intenté par les mères Mohawks, puisqu’elle croit que des victimes des expériences MK-Ultra ont bel et bien été enterrées en sol mcgillois.
Pour rappel, le collectif des mères Mohawks a déposé une plainte en mars 2022 contre la construction du Nouveau Vic, alléguant que des tombes non marquées d’enfants autochtones, victimes des expériences du docteur Cameron et de mauvais traitements, seraient présentes sur le site.
De tempérament fugueuse, Ponting a été envoyée à l’hôpital psychiatrique en 1958 alors qu’elle était âgée de 15 ans. « J’avais des problèmes avec ma famille. Mon père et ma belle-mère n’avaient aucune idée de ce qu’était réellement l’Allan Memorial Institute. Et puis j’y suis entrée. On m’a donné beaucoup de drogues, y compris du LSD », explique-t-elle.
Ponting avoue ne pas se souvenir beaucoup de cette époque, en raison de la forte dose de médicaments et de drogues qu’elle ingérait. Elle conserve tout de même le souvenir de Cameron comme d’« un homme très méchant » et définit ses traitements comme de la « torture » qui ont laissé chez elle des traces physiques et mentales.
Elle est l’une des rares personnes qui a pu accéder à son dossier médical, qui consignait des notes sur le contexte des expérimentations illégales. Ce dossier s’avère bien souvent crucial pour récolter des preuves médico-légales de ce qui s’est véritablement passé à l’Institut Allan Memorial. En effet, plusieurs familles de survivants n’ont pas pu mettre la main sur ce dossier pour des raisons de confidentialité, ou encore parce qu’il aurait été détruit dans la foulée de la décision de la CIA d’éliminer en 1973 tout document relié au projet MK-Ultra.
Elle conserve tout de même le souvenir de Cameron comme d’« un homme très méchant » et définit ses traitements comme de la « torture » qui ont laissé chez elle des traces physiques et mentales.
Lana Ponting dit ne pas faire ses démarches légales uniquement pour elle-même, mais bien parce qu’elle désire que « tout le monde sache que cela s’est vraiment passé ». Il est toujours possible que l’action collective se poursuive devant la Cour suprême pour infirmer la décision d’accorder l’immunité aux États-Unis dans l’affaire MK-Ultra.