Mon temps est tellement compté. Vouloir devenir puissante, laisser une marque, créer, faire retentir les messages auxquels je crois. Chaque seconde est une opportunité d’apprendre, de s’améliorer, de donner plus. Je suis accro à l’adrénaline de la créativité et de l’apprentissage.
En tant qu’étudiant·e·s, nous apprenons à traiter notre temps avec productivité. Faire les choses avec un but précis. Il n’y a aucune place pour l’ennui sans culpabilité. Les études sont un investissement à long terme, mais que faisons-nous de notre temps ? Est-il vraiment possible de contrôler notre futur en investissant notre temps d’une certaine manière aujourd’hui ? Est-ce que tout doit vraiment toujours être utile ? L’inaction est parfois difficile à accueillir, car elle est souvent perturbée par nos pensées existentielles, qui nous poussent à l’action. J’écris cet article pour étudier et questionner mon traitement des priorités et ma vision utilitaire du temps.
On s’arrête quand ?
Emmanuel Kant disait dans Réflexions sur l’éducation : « L’homme est le seul animal qui doit travailler. » Le travail est inhérent à la condition humaine, car il donne un sens matériellement observable à celle-ci. Ne pourrions-nous pas trouver un sens à notre existence dans la réflexion seulement ? Même si travailler permet de subvenir à nos besoins matériels, la société encourage le travail acharné d’une manière presque malsaine. Ces valeurs sont-elles uniquement liées à la culture productive capitaliste, ou sont-elles aussi liées aux angoisses de la condition humaine ? Acheter pour exister, posséder pour se construire une consistance, s’activer pour fuir les réflexions existentielles ; travailler permet de donner au sens de la vie une réponse matérielle, plus facile à accepter, car concrètement appréciable. La condition humaine est difficile à accepter ; la seule fin assurée est la mort, ce qui réduit à néant tous les accomplissements. Alors l’ennui est souvent source d’angoisse, et accepter que le sens de la vie ne soit pas nécessairement utilitaire est de plus en plus difficile, à mesure que le capitalisme nous hurle que toute valeur est matérielle.
« C’est dans l’ennui et le vide que naissent la créativité, l’imaginaire, les réflexions existentielles et les idées à contre-courant »
Pour revenir à l’échelle étudiante, il est difficile pour la plupart d’entre nous de considérer que nos études, nos stages ou nos activités ont une valeur en eux-mêmes, quand tout nous suggère que leur signifiance résonnera dans notre futur. Pourtant, ce que nous avons de plus précieux, estimé en fonction de sa rareté, est notre temps, lit de notre vie, qui ne peut être remboursé. Quelle sera l’utilité de notre vie si celle-ci s’arrête prématurément ? Et en même temps, est-il possible de fonder une vie sans sacrifice, sans organiser son avenir ? Il existe une balance, mais comment la trouver ? Et comment accepter que le temps qui nous semble perdu participe lui aussi à notre construction ? L’opinion générale perçoit la réussite comme quantifiable et absolue, quand celle-ci est intrinsèquement variable et abstraite. Vivre sa vie en ne pensant qu’à cette réussite me semble vain.
Trouver du sens
Alors, que faire du présent ? L’hyperactivité de notre société capitaliste ne laisse aucune place au vide. Cette effervescence ne nous laisse jamais le temps de questionner le fonctionnement de notre société. C’est dans l’ennui et le vide que naissent la créativité, l’imaginaire, les réflexions existentielles et les idées à contre-courant.
« La liberté de l’esprit est loin d’être facile à vivre, elle nous apprend que les réponses toutes faites et les chemins tracés ne nous apporteront probablement jamais de réponses satisfaisantes »
Ces pensées sont parfois douloureuses, car elles remettent en question un système dans lequel se conformer semble confortable. Pourtant, elles sont les seules qui permettent la réalisation sincère de notre condition humaine, et le sens que nous voulons vraiment donner à notre existence. Pour les femmes, et autres populations discriminées, ces réalisations sont aussi difficiles qu’elles sont vitales. Il est plus facile de se conformer aux règles d’un système oppressant si l’on empêche notre esprit de le questionner. L’opinion commune considère ainsi parfois que l’ignorance fait le bonheur. Lorsque nous réalisons la valeur morale de nos sociétés, il est bien douloureux, voire impossible de l’ignorer. Gloria Steinem, activiste américaine des années 70, aborde dans son livre Ma vie sur la route : Mémoires d’une icône féministe la façon dont ses voyages – des trajets sans destination – ont bâti son combat féministe. Un combat qui a construit sa vie. Son temps a été dédié à une cause qui a donné un sens à sa vie et qui l’a rendue plus libre. Elle, et la société américaine.
Penser pour créer
Prendre le temps de penser rend ainsi plus libre. Pour cela également, les artistes doivent apprendre à laisser leur esprit divaguer. La création artistique demande de penser en dehors des cases, loin de la réalité physique du monde et du productivisme capitaliste. La liberté de l’esprit est loin d’être facile à vivre, elle nous apprend que les réponses toutes faites et les chemins tracés ne nous apporteront probablement jamais de réponses satisfaisantes. Baudelaire aborde par exemple la douleur de l’hyperactivité cérébrale, qui anime les artistes dans son poème L’albatros. Un texte dans lequel l’auteur symbolise l’incompréhension du monde face au poète, et l’inhabilité du poète à être dans le monde des hommes. La poésie est un art qui existe pour lui-même et en lui-même, elle n’a pas de fonction utilitaire, et semble ainsi bien dérisoire aux yeux de ceux qui n’apprécient le temps que pour le produit final qu’il permet de produire. La poésie pourtant, et l’art d’une façon générale, est l’incarnation de la liberté et de la sensibilité de la pensée humaine.
L’ennui peut également exister en lui-même, pour apprécier le temps qui passe, pour prendre conscience de la façon dont la vie anime nos sens. Il me semble qu’il n’est pas toujours nécessaire de donner un sens au temps. Le temps est l’essence de l’existence.
Un peu de tendresse
Cet article a été inspiré par mon rapport aux émotions. Je me suis réjouie de les voir disparaître quand mon agenda ne laissait pas le temps aux émois ou aux dérapages. Je me suis dit que ne rien ressentir était une chance, car cela me permettait de gagner du temps. Gagner du temps ? Quel temps ? Comment peut-on gagner du temps quand celui-ci ne s’écoule que dans un sens ? Gagner du temps signifie en réalité améliorer sa productivité. Je me suis demandé, suis-je vraiment satisfaite de cette productivité ? Et quelle que soit la réponse, pourquoi ? Je me suis rendu compte que gagner du temps me faisait en réalité, le perdre. Perdre le temps qui définit et rend si singulière l’existence humaine. Le temps de la réflexion, de la créativité. Le temps qui permet aux émotions d’exister. Le temps qui me permet de m’assurer que le système que je nourris me convient, ne me réduit pas à une condition d’exploitation. Le temps qui me permet d’aimer, de détester, de ressentir. Tant d’émotions qui rendent la vie tellement plus passionnante. Je veux apprendre à prendre conscience du temps qui passe, pour ne pas le laisser s’échapper.