Vous êtes-ils déjà arrivé, perdu dans les abysses de l’algorithme YouTube au beau milieu de la nuit, de tomber sur les merveilleuses vidéos de peintures de Bob Ross ? Dans sa série The Joy of Painting, ce génial personnage présente des tutoriels de peinture, qui vous ont peut-être paru relaxants ou plaisants à regarder. Si le frottement du pinceau, le craquement de la toile ou la voix légère du peintre vous ont procuré une sensation de relaxation, ou même, un frisson de détente, vous avez expérimenté l’ASMR sans même le savoir.
Si vous vous sentez honteux·ses à l’idée même d’avoir inconsciemment apprécié le phénomène, c’est que vous avez probablement aussi déjà été confrontés aux réflexions de l’opinion commune : « L’ASMR c’est bizarre ! L’ASMR c’est pour les filles ! L’ASMR c’est sexuel ! » Pourquoi un phénomène si visiblement bienveillant provoque-t-il tant de réactions négatives ? Sont-elles le résultat d’opinions fondées ou de préjugés grossiers ? Tandis que chacun est libre d’émettre un avis subjectif sur le concept créatif, il nous semble que les a priori doivent être défaits. Cet article a ainsi pour but de dresser un portrait réaliste de l’ASMR, pour en dévoiler ses qualités et bienfaits, mais aussi ses failles, afin de rendre justice à un contenu que de plus en plus de personnes consomment. HunniBee ASMR, la vidéaste canadienne la plus connue dans le domaine, cumule presque 8,7 millions d’abonnés, et sa vidéo la plus populaire, publiée il y a quatre ans, a accumulé le nombre impressionnant de 96 millions de vues. Et son cas n’est pas isolé. Chaque année, des dizaines de créateurs et de créatrices à travers le monde comptabilisent des millions de vues. Bien que l’ASMR soit encore incompris par la plupart, son succès est indéniable. C’est une expérience personnelle, et les consommateurs l’utilisent pour diverses raisons, telles que la relaxation, le soulagement du stress et l’amélioration du sommeil. Les stéréotypes simplifient alors souvent à l’excès, et injustement, ce phénomène complexe, et la communauté qui l’entoure.
L’ASMR est une expérience personnelle, et les consommateurs l’utilisent pour diverses raisons, telles que la relaxation, le soulagement du stress et l’amélioration du sommeil. Les stéréotypes simplifient alors souvent à l’excès, et injustement, ce phénomène complexe, et la communauté qui l’entoure.
Concrètement, c’est quoi ?
L’ASMR est un phénomène récent, datant du début des années 2010. Cette modernité explique la diversité d’avis, et le manque de clarté des définitions que chacun donne à l’ASMR. Mais alors, qu’est-ce que c’est ? Le dictionnaire en ligne Le Robert donne la définition suivante : « Sensation de bien-être provoquée par certains stimulus, notamment auditifs. » Interrogé par Le Délit, Ewen, qui tient la chaîne YouTube Ewen ASMR, développe : « Au sens littéral, ASMR veut dire “Autonomous Sensory Meridian Response ” (réponse autonome du méridien sensoriel, tdlr) C’est une réponse autonome de notre corps, une sensation qu’il va émettre grâce à des stimuli extérieurs. Donc ça peut être lié à un ou plusieurs des cinq sens. Souvent, quand on demande qu’est-ce que c’est que l’ASMR, les réponses vont être “c’est des gens qui chuchotent sur YouTube”. En effet, beaucoup vont utiliser les sens de l’ouïe et de la vue pour déclencher ce phénomène, ce frisson qu’on appelle ASMR. Mais il y a évidemment plein d’autres manières de le ressentir. Le frisson ASMR peut être déclenché par le toucher,
ou en mangeant un très bon plat qui combine le goût et l’odorat, par exemple. » Bien que l’ASMR puisse parfois se manifester par une simple sensation de relaxation, notre réaction prend aussi souvent une forme plus concrète, celle du frisson. En effet, la chercheuse Giulia Poerio la décrit comme une « sensation de détente et de picotement/chatouillement qui commence au sommet de la tête et se propage dans le cou, la colonne vertébrale et parfois dans le reste du corps (tdlr) ».
L’ASMR se déclenche ainsi par la stimulation de nos sens, ce qui offre une grande flexibilité aux artistes ASMR, qui peuvent faire preuve de créativité pour nous faire frissonner. Qu’elle soit visuelle ou auditive, la diversité de contenus ASMR est telle que chacun développe ses préférences, mais il reste souvent compliqué de s’y retrouver. La variété réside dans la vitesse et l’intensité des sons créés, ainsi que dans les autres actions réalisées par les créateurs : tapping pour du tapotement doux, scratching pour des frottements sur les micros, roleplay pour des mises en scènes, mukbang pour des sons de nourriture, etc. Ewen confie écouter principalement de l’ASMR lent, qui est, selon lui, plus propice à la détente. La vitesse est l’une des nombreuses variables sur lesquelles jouent les créateurs pour diversifier leur contenu. Par ailleurs, Ewen ajoute : « J’ai l’impression que les frissons évoluent avec le temps. Ce que je remarque, c’est que pour moi, le visuel est de plus en plus déclencheur, ou alors de l’ASMR plus rapide et agressif. » Par nature, l’ASMR est intime. En effet, le but est de simuler une proximité avec le créateur, les sons qu’il crée, et les visuels. Les créateurs savent qu’il est crucial de conserver cette « bulle d’intimité », comme le dit Ewen. Ce degré d’intimité crée des relations particulières entre les artistes ASMR et les membres de leur communauté, favorisant la création de relations parasociales chez les consommateurs d’ASMR, qui ont l’impression de créer un lien social à travers l’illusion de proximité. Ewen évoque un certain paradoxe : « Les artistes ASMR ont besoin de créer cette bulle d’intimité, de développer un sentiment de proximité avec leur communauté. C’est ce que j’essaie de faire. Mais il faut garder en tête que les gens qui me suivent ne sont pas des amis, des gens que je côtoie au quotidien. C’est peut-être l’une des choses les plus difficiles à comprendre : il faut trouver un juste milieu. Ça dépend également du créateur : certaines personnes ont tendance à voir leur communauté comme une simple suite de chiffres qui défilent sur un écran. Personnellement, j’essaie de garder en tête que mon nombre d’abonnés représente autant de personnes avec une vie, une histoire. Et ces personnes j’essaie de les retrouver sur Discord, sur Instagram, dans des sphères un petit peu plus restreintes que YouTube. »
Et chez les étudiants ?
L’effet relaxant de l’ASMR peut ainsi s’avérer particulièrement intéressant pour la communauté étudiante. Il peut aider notamment lors de périodes d’examens où beaucoup se sentent stressés et ont du mal à s’endormir ou à trouver des moments de détente. Ewen nous partage que sa communauté est ainsi composée majoritairement de personnes âgées de 18 à 24 ans, voire même plus jeunes étant donné que beaucoup ne partagent pas leur vrai âge au moment de créer un compte YouTube. L’ASMR touche particulièrement les jeunes adultes, et donc beaucoup d’étudiants, d’autant plus que c’est un phénomène relativement récent. Olivia*, étudiante à McGill, nous explique que, « contrairement à la méditation, le dessin ou la guitare, regarder de l’ASMR ne demande aucun effort. Il suffit de se mettre dans son lit et d’ouvrir l’application pour se détendre ». Cela fait plusieurs années qu’elle a pris pour habitude de regarder une vidéo avant de s’endormir : « Je suis souvent sur mon téléphone, constamment stimulée par des vidéos TikTok ou des stories Instagram. Regarder de l’ASMR, c’est une façon facile pour moi de calmer ces stimulations tout en restant sur mon téléphone. C’est un moment de détente dont j’ai besoin le soir. » Après avoir questionné de nombreuses personnes sur le campus, nous avons réalisé que parmi ceux qui en consomment, chacun le fait à sa façon, à travers de multiples formats et divers contenus. Olivia, par exemple, préfère « les vidéos roleplays où la personne pose des questions et fait beaucoup de gestes avec ses mains ». « Le côté visuel, c’est ce qui me relaxe le plus. J’aime bien aussi des gens qui font des activités banales, mais en chuchotant. Par exemple, quelqu’un qui applique son maquillage ou qui fait du dessin. Une de mes créatrices préférées est OceansASMR. Ça va faire plus de quatre ans que je la regarde maintenant. Avec le temps, c’est presque comme si je la connaissais un peu. L’écouter avant de dormir fait partie de mon rituel. Et ça peut paraître bizarre dit comme ça, mais c’est juste une habitude maintenant. » Marc*, quant à lui, consomme différemment. Il n’en regarde pas nécessairement pour s’endormir : « Ça peut être pour une sieste, ou juste pour faire une pause. » Aussi, contrairement à Olivia, il aime « les sons très intenses, lorsque la sensibilité de micro est élevée et fait presque vibrer les écouteurs ». Il nous explique être insensible au visuel, car il « regarde très peu la vidéo et préfère lorsque c’est purement auditif ». Chacun peut donc utiliser l’ASMR comme outil pour se détendre, prendre une pause, ou s’endormir. Et les étudiants en ont bien besoin !
« contrairement à la méditation, le dessin ou la guitare, regarder de l’ASMR ne demande aucun effort. Il suffit de se mettre dans son lit et d’ouvrir l’application pour se détendre »
Un art sexualisé
Cependant, cet art est souvent sexualisé. De nombreuses vidéos ASMR sont bannies chaque jour des réseaux, jugées vulgaires ou pornographiques. Bien que la majorité du contenu n’est pas réalisé dans un contexte érotique, différents facteurs tels que le chuchotement avec une voix « séductrice », les effets proches de l’oreille, et le rapport de proximité, peuvent paraître sexuels en nature. L’ASMR implique intimité et plaisir, mais
il ne faut pas confondre relaxation et érotisme. Beaucoup d’artistes luttent contre ces clichés. Ils font des vidéos pour aider les gens à se détendre et ne souhaitent pas être utilisés comme objet de désir sexuel.
Tandis que certaines vidéos sont sexualisées par le public sans que le créateur n’en ait l’intention, d’autres jouent de cette approche. Il suffit de taper « ASMR » sur YouTube et d’observer les vidéos recommandées. De nombreuses femmes mettent en avant leur poitrine, mangent sensuellement des fruits ou s’appliquent de la crème hydratante. On en voit même certaines lécher le micro, parfois en forme d’oreilles. Les titres, eux aussi, sont aguicheurs, comme par exemple « Endors-toi avec ton crush » ou « Je t’aide à te détendre avec un massage à l’huile ». Les artistes utilisent alors les roleplays pour incarner des rôles genrés et généralement sexualisés : l’infirmière sexy , la maîtresse, la petite amie, la professeure… Les conventions sexuelles sont exploitées pour justement attirer un auditoire de plus en plus grand. Et ça marche ! Ces vidéos sont constamment mises de l’avant sur YouTube. Et c’est d’autant plus le cas sur Twitch. Ewen nous explique que même s’« il y a des très bons créateurs sur Twitch, globalement c’est un peu tout le temps la même chose. Des filles à moitié – voire 90% – dénudées, qui lèchent leur micro ». Les réglementations de contenu étant différentes de celles sur YouTube, certains en profitent pour attirer une nouvelle communauté. D’ailleurs, il n’est pas surprenant de voir des créateurs faire la promotion de leur compte OnlyFans en description de leur vidéo. L’ASMR devient un outil de démarcation dans le milieu du sexe. Sur les sites pornographiques, il est maintenant possible de retrouver une catégorie « ASMR » et notamment des pistes audios chuchotées, utilisées pour des jeux de rôles.
Ces vidéos appartiennent à une catégorie d’ASMR différente, basée sur l’érotisme. Certaines personnes aiment cela et sont libres d’en bénéficier ainsi. Ce qui est problématique, c’est lorsque des créateurs de contenu (plus souvent des femmes), sont sexualisés contre leur volonté, notamment dans les commentaires de leurs vidéos. Cette érotisation de l’ASMR favorise également la propagation de clichés qui rendent l’ASMR encore plus tabou.
En somme, alors que de nombreux créateurs s’efforcent de produire un contenu visant la détente et le bien-être, ils se retrouvent malgré eux impliqués dans une culture qui les sexualise. La démarcation entre l’érotisme et la relaxation est floue, et certains exploitent cette ambiguïté pour attirer une audience plus large. Les conventions sexuelles sont utilisées pour attirer l’attention, avec des titres provocateurs et des rôles stéréotypés, contribuant ainsi à l’érosion de l’authenticité de l’ASMR. Il est crucial de reconnaître les efforts des artistes pour dissocier l’ASMR de la sexualisation, et de soutenir leur droit à produire du contenu sans être réduits à des objets de désir. Il devient impératif d’encourager une appréciation respectueuse de l’ASMR en tant qu’outil de relaxation et de bien-être, et pas seulement un outil d’excitation sexuelle.
« alors que de nombreux créateurs s’efforcent de produire un contenu visant la détente et le bien-être, ils se retrouvent malgré eux impliqués dans une culture qui les sexualise. La démarcation entre l’érotisme et la relaxation est floue, et certains exploitent cette ambiguïté pour attirer une audience plus large. »
L’évolution des formats et l’ASMR
Dans un monde où tout va toujours plus vite, où nos cerveaux sont stimulés de plus en plus intensément par des formats courts, l’ASMR s’inscrit à la fois parfaitement dans notre époque digitale et aux antipodes de la façon dont nous consommons du contenu, plus lentement, dans le but de stimuler nos neurones, mais pas de les exciter. Cependant, l’avènement de TikTok et des formats courts n’a pas eu raison de l’ASMR. En effet, notre frisson préféré a su s’adapter et changer de forme, et parfois, de fond. Beaucoup de personnes voient d’un mauvais œil les vidéos ASMR TikTok, estimant qu’elles marquent un point de cassure majeur avec la nature même de l’ASMR. Ewen n’est pas de cet avis, et estime que tant que le fond est conservé, la forme importe peu : « Même sur TikTok, je pense qu’il y a du contenu pouvant être qualifié d’ASMR. J’imagine que ça relaxe des gens parce que ça fait beaucoup de vues, il y a des gens qui aiment. Je suis aussi créateur de contenu sur TikTok et je reçois parfois des messages vraiment gentils de gens qui me disent que ça leur fait du bien. Je pense que oui, l’ASMR peut être partout. » Par ailleurs, les formats courts peuvent faire découvrir l’ASMR à un nouveau public, qui va par la suite chercher à retrouver cette sensation à travers des formats plus longs. TikTok, grâce à son algorithme de recommandation, introduit l’ASMR a des personnes qui n’en regardent pas habituellement. Sur leur For You Page, ils découvrent ainsi de nouvelles pratiques et parfois, leurs croyances erronées sont défaites.
Entre autres, l’ASMR peut être bénéfique pour beaucoup, notamment lorsqu’on est un étudiant anxieux et fatigué ! Loin de se résumer aux bruits de bouche, il y en a pour tous les goûts : que vous soyez plutôt auditif ou visuel, chuchotement ou soft spoken, tapping ou scratching, vous trouverez forcément quelque chose qui vous plaît. Et puis, ça ne coûte rien d’essayer.
*Prénoms fictifs