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Le voyage transforme-t-il ?

Permettre au voyage d’agir en nous.

Clément Veysset | Le Délit

Fin juin de cette année, à la veille de ce qui est pour beaucoup de Québécois le début des vacances estivales, le magazine The New Yorker publiait un essai qui remettait en question le fantasme d’été par excellence : Les arguments contre le voyage (tdlr). Rappelant le dédain de Socrate et de Kant envers le voyage, Agnes Callard creuse une place dans le for intérieur du pèlerin et sème le doute quant aux aspects « transformateurs » du voyage, dont les adeptes vantent trop rapidement les mérites. Cet article tente de briser l’illusion miraculeuse d’un bref échappatoire du quotidien. « On sait déjà ce qu’on sera à notre retour […] Le voyage est comme un boomerang, il nous dépose là où il nous a pris », et il n’est pas en tort d’affirmer : « Les voyages sont amusants, il n’est donc pas mystérieux que nous les aimions. » Il l’est par contre lorsque, dans la phrase suivante, il affirme : « Ce qui est mystérieux, c’est la raison pour laquelle nous lui donnons une si grande importance, une telle aura de vertu. » Le voyage a cette vertu qu’on lui accorde parce qu’il peut s’avérer transformateur, parce qu’il peut nous déposer ailleurs que là où il nous a pris ; à condition qu’on le lui permette.

Le voyage est un phénomène qui transcende toute culture. L’Épopée de Gilgamesh, l’une des œuvres littéraires les plus anciennes, est un récit de voyage. Le récit fondateur des trois grandes religions monothéistes, celui d’Abraham, commence également par un appel au voyage, et le plus renommé des chants de l’époque de Socrate en est devenu éponyme. Toutes ces histoires pérennes, plus influentes les unes que les autres, voient le voyage opérer sur les héros une chirurgie corporelle et spirituelle. L’un part tyran et revient chez lui exemple de l’humanité même, l’autre consolide sa foi en son Dieu, et le dernier apprend la patience et l’humilité qui feront de lui un homme sage. Ces trois méta-récits illustrent la raison pour laquelle la notion du voyage est ainsi conçue : la culture, populaire ou non, dépeint le voyage comme la toile de l’évolution.

Toujours est-il que le Québécois lambda qui traverse l’Atlantique n’est pas en risque d’être dévoré par Scylla ; ce qui l’attend est moins de l’ordre des monstres marins, des déesses perverties et des sacrifices filiaux, que celui de journées passées à errer dans un dédale de rues inconnues ou sur les plages dont les eaux sont légèrement plus limpides que celles du Saint-Laurent. L’oisiveté qui habite les vacanciers empêche- t‑elle au voyage d’engendrer une transformation qui ne s’anéantit pas quelques semaines après le retour au quotidien ? Si la rencontre avec un cyclope est impossible, qu’est-ce qui pourrait traumatiser le regard d’un Québécois, qui passe deux semaines sans voir de cône orange ? Sans doute la réponse est telle que la magie du voyage opère particulièrement ainsi : il répond à ce que nous cherchons. Le touriste français qui veut s’entourer d’autres Français pour rappeler que « le fromage est quand même meilleur en France » réussira à en trouver d’autres qui fuient leur pays seulement pour en éprouver la nostalgie ; les Américains qui refusent d’apprendre d’autre langue que l’anglais trouveront un guide qui le parle couramment et qui veut bien tout leur expliquer pour une somme généreuse ; le « voyageur » qui souhaite se différencier du « touriste » trouvera d’autres « voyageurs » avec lesquels il pourra s’enorgueillir d’avoir appris comment dire « bonjour » dans la langue locale. Mais qu’en est-il de celui qui cherche la transformation ? Comment le voyage répond-il à son appel ?

« Qu’est-ce qui pourrait bien traumatiser le regard d’un Québécois, qui passe deux semaines sans voir de
cône orange ? »

L’environnement

Le voyage opère par le changement d’environnement. Tant le paysage que le rythme de vie, les habitudes, les goûts et mœurs, ou encore les bruits et les odeurs sont altérés par l’échappatoire. Cette altération de la routine, bien qu’artificielle et éphémère, a pourtant fait ses preuves. C’est en quelque sorte de la même façon que procèdent les centres de réhabilitation comme Portage, qui retirent les participants de leurs environnements pour leur montrer un milieu différent, leur faire (re)découvrir des habitudes de vies ignorées en espérant que ce qui est découvert sera ramené chez-eux. Lors du voyage, la métamorphose de l’environnement voit l’entourage du voyageur devenir un miroir, non seulement de ce qu’il souhaite voir, mais également de qui il est. Tout ce qui arrive est soit propre à lui-même, soit propre à la culture qui l’entoure : c’est la personnalisation de l’expérience. L’entièreté du vécu dans l’inconnu reçoit chaque péripétie comme un événement singulier parce qu’il est difficilement explicable selon les repères de son chez-soi. S’offre donc au voyageur le choix de l’explication : d’un côté que ce sont la culture et le mode de vie qui sont différents, et de l’autre son dernier recours face à l’inconnu ; le hasard, la (mal) chance, les esprits, Dieu… Une telle interprétation d’événements dont l’apparence serait banale chez-soi peut-elle provoquer chez le voyageur davantage qu’un étonnement fugace ? C’est dans son approche de ces incompréhensions que le voyageur devient réfléchi par son entourage, et qu’il se voit choisir entre permettre au voyage d’agir en réponse à son appel ou revenir chez lui tel qu’il en est parti. La redécouverte de l’interaction avec le monde qui l’entoure offre au pèlerin l’opportunité de remettre en question sa responsabilité vis-à-vis de ce qui lui est avancé. Le voyage le place au centre de l’expérience, et s’il souhaite être transformé, il doit autant s’approprier la beauté qui lui est révélée, qu’il doit délaisser son orgueil, qui l’empêcherait de l’entrevoir. Après tout, « Partir, c’est mourir un peu ».

Le voyage associe espace et temps

L’une des forces du voyage est le lien qu’il crée entre le temps et l’endroit où il a lieu. La personne que le voyageur est à ce moment est également ce qu’il est en ce lieu. La référence à l’expérience ne se fait plus autant par l’entremise d’une ancre temporelle que par le souvenir de l’environnement qu’il habitait alors ; ou plutôt, les deux marqueurs deviennent indissociables. L’association de ces deux domaines durant une courte période, dans un lieu éphémère, permet d’en réaliser la dissociation acquise dans son quotidien. Celui qui permet au voyage de l’entraîner dans son flot a la possibilité d’entrevoir comment le temps est le cœur du voyage, et que les changements de l’espace qui l’entoure ne sont qu’un moyen de rendre plus saillant le chemin parcouru : le voyage se fait davantage à l’intérieur de soi-même qu’à l’extérieur. Ce qui fait sa magie est cette volonté de découverte et d’émerveillement par laquelle on l’appelle, et l’humilité avec laquelle on reçoit ses réponses. Mais cette magie du voyage peut être reproduite dans une même ville, et le voyage peut se faire sur place. Le défi se trouve dans la conservation de l’approche à l’espace et au temps qu’il insuffle lorsque l’environnement est le même à l’année longue.

« Ce qui fait sa magie est cette volonté de découverte et d’émerveillement par laquelle on l’appelle, et l’humilité avec laquelle on reçoit ses réponses. »

Ulysse et Gilgamesh, même si leur odyssée les dépose là où elle les a pris, ne sont pas tels qu’ils se sont imaginés à leur départ. Le voyage a agi sur eux, et ce qui fait leur gloire est ce qu’il sont devenus, les personnes qu’ils sont à leur retour. Si le voyageur veut être transformé, il doit non seulement permettre au voyage d’opérer sur lui, mais prendre soin des souvenirs qui lui ont été impartis.



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