Entre les replis de l’Histoire, là où les souvenirs s’entremêlent avec les ombres du passé, se trouve un terrain chargé d’émotions, de vérités enfouies et de quêtes de rédemption. Les Commissions de vérité et réconciliation – connues au Canada pour avoir dévoilé les récits murmurés des pensionnats autochtones – sont éclairées par la mémoire. Le Délit a voulu plonger dans ce processus mémoriel où la vérité devient une boussole, et où la réconciliation tente de se dessiner entre les lignes de l’Histoire. Pour cela, nous avons discuté avec le professeur en sciences politiques, Daniel Douek.
Au cœur des débats sur la vérité et la réconciliation, la mémoire émerge en tant qu’élément central, définissant les contours de notre histoire collective. Les Commissions de vérité et réconciliation (CVR), à travers le monde, se sont engagées dans une exploration profonde de la mémoire, cherchant à éclairer les zones d’ombre, révéler les injustices et façonner un chemin vers la réconciliation.
De quelle vérité parlons-nous ?
Au sein des débats philosophiques, la vérité a souvent été conceptualisée comme une réalité objective et indépendante de nos perceptions individuelles. Cependant, son essence demeure énigmatique. La vérité pourrait être considérée comme l’objectif d’une quête perpétuelle, un horizon inaccessible, mais qui guide perpétuellement notre exploration intellectuelle. Sa nature réside en une recherche constante de compréhension, et en une remise en question continue de nos croyances et perceptions. La vérité, dans cette optique, devient un processus dynamique plutôt qu’une destination fixe, qui est influencée par notre compréhension du monde, nos expériences individuelles et les contextes culturels. Le souvenir que l’on a de cette vérité sera, par conséquent, forgé par nos mémoires. Quand je dis « les mémoires », c’est pour souligner la pluralité et la diversité de celles- ci. Mais, peut-on dire « à chacun sa vérité » ? Devons-nous parler d’une vérité collective ou individuelle ? Je pense que c’est l’ensemble des vérités individuelles qui peuvent former une vérité collective.
Les commissions pour conserver la mémoire
Les Commissions de vérité et réconciliation sont des institutions et organisations mises en place dans des contextes post-conflit ou post-régime autoritaire pour examiner les violations des droits de l’Homme qui ont eu lieu pendant ces périodes spécifiques. Leur objectif principal est de faire émerger la vérité sur ces violations, de promouvoir la réconciliation entre les communautés autochtones et l’autorité coloniale afin de faciliter la reconstruction de la société. Par exemple, de 2007 à 2015, les membres de la commission canadienne ont passé six ans aux quatre coins du Canada pour écouter plus de 6 500 témoignages. Ils ont également tenu sept événements nationaux dans différentes régions du pays afin de mobiliser la population canadienne.
Dans ce processus, la mémoire individuelle et collective joue un rôle crucial. Les CVR contribuent à la reconstruction de la mémoire collective d’une société en confrontant les réalités souvent douloureuses du passé. En exposant les vérités souvent dissimulées, ces commissions cherchent à éviter l’oubli sélectif et à encourager une compréhension partagée de l’histoire. Les victimes, les témoins et même les auteurs des violences partagent leurs souvenirs, contribuant ainsi à la construction d’une vérité historique la plus complète possible. La vérité, dans le contexte des CVR, va au-delà de la simple correspondance avec les faits. Elle englobe la révélation des motivations derrière les violations et la contextualisation des événements dans le cadre sociopolitique de l’époque.
Néanmoins, le rôle principal des CVR est de permettre la reconnaissance des responsabilités, et l’initiation d’un processus judiciaire. À travers cela, les CVR visent à l’apaisement, et à faciliter la réconciliation nationale. En effet, la reconnaissance des souffrances passées et l’assignation des responsabilités accélèrent la guérison des blessures sociales, et permettent ainsi à la société de progresser vers un avenir plus juste et éclairé. Mais la création des CVR, mène-t-elle réellement à la vérité ? Lorsqu’on parle des Commissions de vérité et réconciliation, on ne prend pas un point de vue métaphysique de vérité absolue, mais de vérité relative.
Que ce soit sur le continent africain ou ce qui est aujourd’hui considéré comme le Canada, les CVR ont tenté d’enluminer la mémoire de ceux qui ont souffert. En Afrique du Sud, la CVR a été mise en place après la fin de l’apartheid pour confronter les abus des Droits de l’Homme commis pendant cette période. Au Canada, la CVR a particulièrement ciblé le système des pensionnats autochtones, soulignant les injustices historiques et les séquelles de la colonisation. Le professeur Douek a évoqué des corrélations dans leurs objectifs, leur approche et leurs répercussions entre les CVR en Afrique du Sud et au Canada : « Bien que ce ne soit en aucun cas identique, il existe des dynamiques similaires (tdlr) ». Les CVR ont accordé une place centrale aux témoignages des victimes et des responsables – parfois amnistiés en échange d’une prise de parole – et cette implication directe a contribué à la construction de la vérité et à la prise de conscience collective des conséquences des politiques passées. En ce qui concerne la question délicate de l’amnistie en échange de vérité, il est important de questionner la facilité à accepter le « pardon » des criminels. Comment trouver le juste milieu entre la nécessité de rendre des comptes et la promotion de la réconciliation ?
« Les victimes, les témoins et même les auteurs des violences partagent leurs souvenirs, contribuant ainsi à la construction d’une vérité historique la plus complète possible »
Pour le professeur Douek, interrogé sur la CVR au Canada, « le fossé entre le récit officiel, étatique, et les récits des peuples colonisés peut être énorme ». Dans le communiqué de la Commission de vérité et réconciliation du Canada–qui a eu lieu en 2008– Margaret Simpson, une survivante des pensionnats autochtones, explique cette dissimulation de la vérité : « J’ai appris à mentir pour pouvoir faire tout ce que ma “sœur” voulait que je fasse et lui dire tout ce qu’elle voulait entendre .» Margaret fait référence aux Bonnes sœurs présentes dans les pensionnats. Elle explique que l’une des techniques de survie consistait à cacher la vérité, cacher leurs sentiments, cacher leur culture, cacher leur identité. Le rôle de ces commissions est donc de rétablir la vérité – même si celle-ci est relative – sur l’étendue des dommages causés par les pensionnats, afin de « proposer des solutions et prévenir de futurs abus envers les communautés autochtones ». Toutefois, c’est le processus en lui- même qui est important. Comme Douek le souligne : « Si vous ne faites pas connaître les histoires des gens qui ont vécu le système des pensionnats, vous n’aurez jamais une idée complète de ce qui s’est passé. Et leurs expériences, leurs souvenirs sont primordiaux. » La commission au Canada a permis une réflexion d’autant plus globale du démantèlement, de la dissolution, de la suppression totale des cultures autochtones à travers le pays, qui ont eu lieu par la force et la violence.
Alors, quel est le risque d’oublier ? Le risque est de raconter l’histoire d’un peuple d’une manière qui renforce non seulement son asservissement, mais aussi son effacement de l’imaginaire collectif. Les CVR sont un moyen de conserver cette mémoire, de la faire vivre et c’est notre responsabilité en tant que communauté, en tant qu’individu, de dévoiler des histoires souvent cachées, mais dont l’écho résonne à travers les époques.
Serons-nous capable de nous souvenir ?
Les commissions en Afrique du Sud ont été considérées comme des succès. Au Canada, les avancées continuent, même si elles sont loin d’être parfaites. En juin 2015, la commission canadienne a tenu son événement de clôture, au cours duquel elle a rendu public le sommaire exécutif de son rapport final, énonçant « 94 appels à l’action » afin de favoriser la réconciliation entre les Canadiens et les peuples autochtones. Pour le Professeur Douek, il y a un besoin de partager l’histoire du Canada. Il faut rendre compatibles les revendications et la mémoire des autochtones avec les institutions et les autorités dominantes canadiennes, « il faut atteindre un point où ils disent, “oui, nous devons trouver une solution, quoi qu’il arrive, nous sommes dans la même équipe ici”. Cela fait partie de l’histoire du Canada ».
Si nous voulons construire ensemble, il faudra reconnaître et assumer entièrement notre passé, et cela passe à travers la mémoire de l’ensemble des personnes touchées. Pour cela, il faut que les institutions soient capables et déterminées à révéler cette vérité. Une question s’est posée avec les commissions au Canada et dans d’autres autres pays : s’agit-il d’un exercice cosmétique visant à nettoyer le passé, afin de rétablir un statut quo dans lequel le pays peut avancer et être stable, et ainsi rassurer les élites dans leur bonne conscience ? Ou existe-t-il un véritable engagement en faveur de l’égalité, de la transformation, de l’équité, de la réconciliation ? Le professeur Douek, optimiste, laisse une certaine marge à la possibilité qu’un tel changement soit possible, et que celui-ci soit approfondi.